Shutter Island
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- Critique par Guénaël Eveno le 3 mars 2010
Toc corridor
1954. Les Marshall Teddy Daniels et Chuck Aule débarquent sur Shutter Island, une île au large de Boston qui accueille un complexe psychiatrique pour criminels. Ils sont chargés de mener l’enquête sur la disparition de Rachel Solando, une patiente qui a noyé ses enfants.
Après Clint Eastwood (Mystic River) et Ben Affleck (Gone Baby Gone), Denis Lehane a l’honneur d’être adapté à l’écran par Martin Scorsese. Shutter Island n’est pas son meilleur roman mais il est sans conteste le plus à même d’être adapté au cinéma car sa construction colle à merveille aux règles du thriller moderne. Il déploie par ailleurs une histoire plutôt linéaire là où les autres œuvres de l’auteur nécessiteraient plusieurs heures pour rendre l’exhaustivité des intrigues et les différentes directions empruntées par le récit (malgré un résultat honnête, Gone Baby Gone avait dû sacrifier de nombreux passages déterminants).
Le projet était excitant pour ceux qui suivent de près l’auteur de Taxi Driver et des Affranchis, assez barré et oppressant pour espérer une libération des enclaves académiques dans lesquelles Scorsese s’était enfermé suite à l’excellent A Tombeau Ouvert. Malgré l’esthétique admirable de ses derniers films et les tentatives de retour aux sources sur Les Infiltrés, aucun de ces derniers travaux n’est réellement inoubliable. Beaucoup trop désincarnés, privilégiant trop la forme sur le fond au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient d’un cadre intimiste pour tendre vers le grandiose, ils généralisaient les défauts déjà présents dans certaines parties de Casino. Ce fait est d’autant plus gênant que Scorsese s’était déjà frotté au biopic (Raging Bull) ou à l’adaptation (Les Nerfs A Vif) en transcendant chacun des passages obligés dans lesquels il tombait à pied joint avec des budgets nettement plus conséquents. En dépit d’un sujet qui se prêtait à un retour en force, Shutter Island vient malheureusement confirmer la tendance.
L’arrivée sur l’île pose le décor, grandiloquente et exhaustive, suivant au métronome le parcours tracé par Denis Lehane. Une réalisation appliquée dont l’ampleur ne sera jamais contestée sur toute la durée du film mais qui exprime difficilement le sentiment de malaise et de claustrophobie inhérent à l’enfermement des enquêteurs. Malgré une présentation habile de la configuration des lieux, ceux-ci ne seront jamais exploités au profit du film, l’île paraissant aussi inoffensive que les fous présents dans l’institut. En outre, Scorsese brouille en permanence les éléments qui auraient pu créer une identification avec le point de vue du Marshall Daniels, condition sine qua non de l’adhésion du spectateur et de la plausibilité des retournements de situations qui suivent. Leonardo Di Caprio est trop faible, pas assez autoritaire pour un personnage qui a autant bourlingué et surtout pas assez sain pour faire le contrepoids avec les fous.Â
Dès lors, il est difficile de s’embarquer dans son aventure sans en arriver à questionner sa santé mentale à chaque fois que l’intrigue nous en donne l’occasion. L’enquête sur la disparition de Rachel Solando demeurait alors un atout essentiel pour prendre son parti, mais elle est paradoxalement court-circuitée par les intentions du réalisateur de créer un lien psychique fort avec le trauma de Daniels. En somme, le parfait moyen de détruire le peu de crédibilitéqui restait encore à son héros. Exit les grands moments de l’enquête, exit les instants qui tissent le lien entre Daniels et Aule et qui nous permettent d’apprécier les aptitudes de chasseur de Daniels. Shutter Island se pose d’emblée comme un canevas appliqué, un plan détaillé du roman duquel il est adapté, dépouillé des moments qui pourraient la faire respirer et faire vivre les personnages. Un comble pour l’homme qui arrivait avec After Hours à construire un film entier où les rapports humains et le chemin du personnage guidaient la structure du film.
Reste donc le trauma guerrier du personnage principal, centre de préoccupation de Scorsese qui rejoint le traumatisme de Travis Bickle dans Taxi Driver, du moins en théorie. Ici nous assistons à une suite de flashbacks sur le passé et d’hallucinations oniriques décoratives, très belles au demeurant, mais accentuant terriblement l’opacité du récit. Scorsese y emprunte à Christian De Meter, auteur de l’adaptation BD du roman, le principe de la surexposition des scènes de rêve (indice déterminant et bien plus subtile pour la révélation finale que ceux glissés dans le jeu des acteurs) mais sans assumer ce parti pris au maximum. Les efforts de Di Caprio pour exprimer les sentiments contradictoires du Marshall ne peuvent rattraper tous ces moments de perdition qui achèvent de déstabiliser un spectateur déjà plongé dans l’ennui. Il pourra toujours se mettre sous la dent quelques beaux moments comme ce dialogue sur la violence inhérente à l’être humain entre Daniels et Ted "Buffalo Bill" Levine ou la scène de la résolution finale avec la juvénile Michelle Williams qui est, à l'image de ce que le film aurait du être, réellement malsaine.
Shutter Island est au final un film beau mais vain, qui n'angoisse jamais et ne révolte jamais en dépit des sujets graves qu’il aborde en pagaille. Un film qui semble attester que Scorsese a parfaitement assimilé les mécanismes qui permettent de parler de violence en faisant quelque chose de propre. Malgré le soin et tout le travail qui se voit à l'écran, le résultat est finalement vide, loin de la viscéralité et de la subtilité des portraits qu'il nous livrait il n'y a pas si longtemps.
SHUTTER ISLAND
Réalisateur : Martin Scorsese
Scénario : Laeta Kalogridis d'après l'oeuvre de Denis Lehane
Production : Mike Medavoy, Arnold Messer, Brad Fischer, Martin Scorsese...
Photo : Robert Richardson
Montage : Thelma Schoonmaker
Origine : USA
Durée : 2h17
Sortie française : 24 février 2010