Enter The Void
Le néant milieu de la figure
Réalisateur polémique, provocateur amusé, pervers assumé, cinéaste controversé, réalisateur détesté et acclamé pour les mêmes raisons, Gaspar Noé fait figure d’extraterrestre dans la production hexagonale.
Immigré argentin (ses parents, communistes, ont fuis la dictature, qui marquera le jeune Noé) et fils de peintre, Noé est un réalisateur dont les principales références sont visuelles et mentales, se nourrissant de ses obsessions pour alimenter son cinéma en vision morbides. Visions qui se retrouvent dès ses premiers courts métrages, Tintarella De Luna, hommage appuyé à Buñuel et Pulpe Amère. Ces courts lui donneront une petite réputation de cinéaste frondeur et sans pudeur quand à la représentation de la chair et de la violence à l’écran. Violence qui éclata avec son troisième court métrage, préquel de son premier long.
A son arrivée en France, il fut choqué de voir de la viande de cheval consommé, ce qui lui donnera l’idée de son court-métrage Carne, suivi quelques années plus tard de Seul Contre Tous, véritable explosion de fureur dans un paysage cinématographique déjà bien choqué par le Dobermann de son ami Jan Kounen un an plus tôt - il suffit pour cela de voir la revue de presse sur le verso du DVD.  C’est Kounen, rencontré lors de la tournée des festivals de Carne alors qu'il présentait son Vibroboy, qui lui fera découvrir le rêve de tous les cinglés de la planète, ce que William Burroughs était partit chercher en Amérique du Sud (et rapporté dans Les Lettres Du Yage) : l’ayahuasca. Plante psychotrope médicinale utilisée par les chamans pour purifier l’esprit, c’est une drogue qui bouleversera profondément Kounen, au point qu’il voulut arrêter le cinéma, et changera radicalement l’orientation de son film Blueberry, L’Expérience Secrète. Noé y verra un approfondissement de ce qu’il avait toujours expérimenté au cours de ses "aventures" sous l’emprise d’opiacés. Et surtout cela va lui permettre d’affiner les visions qu’il a en lui depuis plus de vingt ans.
INTERZONE
Oscar et Linda sont frères et sœur et vivent à Tokyo. Oscar est un petit dealer et est, tout comme sa sœur, obsédé par la mort de leurs parents dans un accident de voiture. Lors d’un deal qui tourne mal, Oscar se fait abattre par la police et son esprit va alors errer dans les limbes de Tokyo, revoyant son passé et appréhendant tout ce qui se déroule après sa mort physique.
Enter The Void est un projet que Gaspar Noé porte en lui depuis plus de vingt cinq ans (il en parlait déjà au journaliste Nicolas Boukhrief lors des présentations de Tintarella De Luna) et qui n’aura pu se monter qu’après que Noé se soit fait un nom sur la scène internationale suite au choc Irréversible en 2002. Adapté, ou plus exactement inspiré, du Bardo Thödol découvert par Karma Lingpa, Le livre De La Vie Et La Mort Tibétain en français, le métrage de Noé évoque la possibilité de "l’ailleurs" après la mort, tel que décrit dans l’ouvrage. Ne croyant pas à ce que raconte le livre, il est athée jusqu’au bout de sa bite, il perçoit néanmoins ce qui se rapproche du trip ultime, de l’O mind Stoogien, ou comme dirait Iggy Pop l’idée que " la rigolade ultime est proche de la destruction finale".
Conçu comme un film trip, expérimental et jusqu’au boutiste, Enter The Void est la somme de toutes les obsessions de son créateur, Noé ayant mis absolument tout ce qu’il aime et ce qui le définit. Shinya Tsukamoto, Kenneth Anger, le sexe, le voyeurisme, la violence, la stroboscopie, la drogue, la transgression des interdits, mais surtout Stanley Kubrick. Noé l’ayant dit très clairement à plusieurs reprises, il comptait faire de ce film "son" 2001, comme tous ceux avant lui ayant eut la révélation du cinéma à travers le film de Kubrick, de James Cameron à Danny Boyle.
Dès la première bobine, passé son générique coup de poing mêlant stroboscope et lumière de néon, le tout sous le Freak de LFO, le spectateur est amené dans Oscar, vivant le film à travers ses yeux et ses pensées. Tout le métrage peut être vu comme un immense plan séquence subjectif, que le spectateur vivra et ressentira via le personnage d’Oscar et qui l’emmènera dans les limites de l’abstraction. La caméra se fait sujet, et comme ce dernier, est totalement libre, volant, plongeant, scrutant, la ville et ses personnages. Noé magnifie l’usage de la Technocrane qu’il avait déjà utilisé sur Irréversible, pour capter la vie de ses personnages depuis les hauteurs, pour montrer que si Oscar est encore là , il ne peut accéder au monde qu’il ne veut quitter, car attaché à sa sœur qui, elle, souffre sur Terre de sa nouvelle absence après des années de séparation.
Noé concentre tout sur le visuel et les effets sonores, le film étant parfaitement clair même si on ne comprend ni l’anglais ni le japonais. C’est le langage visuel qui parle, le langage cinématographique, le sens ne se créant que par l’image et le cadre. Usant, voir abusant pour certains, d’effets oppressants (la stroboscopie), dans des plans qui se répondent tout au long du film et des visions, le fish eye, les plongées zénithales, les accélérés, les répétitions infinies des survols de la ville, des infrabasses poussées à fond, les flous, les cris résonnant jusque dans la poitrine, poussant le spectateur au vertige jusqu'à l’hypnotiser pour finalement déboucher sur un voyage mental sublime de plus de vingt minutes, parfaitement cohérent et logique, car ayant été intelligemment amené. Noé tient ses partis pris de mise en scène jusqu’au bout, ne relâchant jamais la pression, quitte à parfois frôler le grotesque (le plan subjectif du sexe pénétrant le vagin), mais parfaitement assumé.
BUNKER LOVE HOTEL
Sous ses allures trash, Enter The Void est pourtant comme tous ses précédents métrages, une histoire d’amour. Ici une histoire entre deux frère et sœur s’étant fait la promesse de rester ensemble pour toujours ("Et si tu meurs ?"lui demande Linda enfant. "Je reviendrai" étant la réponse prémonitoire de Oscar) et qui finiront par être "unis" au bout du voyage. Sous la crasse et la violence de ses films, Noé a toujours fait transparaitre un aspect romantique, que ce soit l’amour incompris du boucher pour sa fille dans Carne et Seul Contre Tous oule conte de fée Irréversible, le réalisateur finalement ne célèbre qu’une chose : l’amour. Et sous toutes ses formes, aussi perverses et diverses soient-elles. Grand délire romantique et humaniste, Enter The Void l’est assurément. Et à l’inverse d’une Catherine Breillat neurasthénique dont le cinéma annihile tout sentiment de passion et de sentiment dans le sexe, Gaspar Noé le filme tel qu’il peut-être, aussi bien violent et sordide que la preuve éclatante que cela nous sauvera tous !
D’une durée maousse de deux heures trente, le film distord l’espace temps, certaines séquences semblant durer deux secondes et d’autres dix minutes alors que c’est l’inverse. Cela avec, de plus, une narration linéaire, simple, aux ramifications immenses et aux milles sens possibles. Certains spectateurs pourront se sentir floués ou laissés de côté par le trip de Noé, parfois assez abscons, et dont la finalité n’est pas toujours très évidente.
Originellement situé à Paris, puis dans la Cordillère des Andes, le film se déroule finalement à Tokyo, ville monstre et psychédélique dont le réalisateur était tombé amoureux lors de la promotion de Seul Contre Tous. Filmant la masse tokyoïte avec une maestria peu commune, Noé étant son propre opérateur, aidé une technique sans faille, que ce soit du directeur photo Benoit Debie, de la direction artistique hallucinée de Marc Caro (ami de Noé et Kounen et qui a partagé avec eux les mêmes expériences chamanique), des effets sonores de Thomas Bangalter ou des effets visuels de BUF, présents à chaque plan. Un véritable tour de force en France (et oui, un grand film français, tourné en anglais, au Japon et par un argentin !).
Perfectionniste maniaque, jusque dans les sous titres, qui reproduisent la typo de l’affiche, éclairs et craquelures inclus, Noé a réalisé un acid test de Ken Kesey fignolé jusqu’au moindre photogramme. Il est intéressant de voir que Noé après avoir choqué ouvertement avec ses œuvres précédentes, mais pas forcément volontairement, s’est ici adoucie, cassant la carapace de la provoc’ qui "choque le bourgeois" (son côté pasolinien sûrement) et laissant tomber son côté roublard, qui perce quand même toujours un peu, pour aller au cœur de son sujet et dévoiler une magnifique histoire d’amour. Noé invoque de plus en plus sa place à part dans le cinéma français bien coincé, qui ferait mieux de se sortir le balai qu’il a dans le fondement et de se prendre des coups de braquemards à la place pour mieux respirer.
Opposé stylistiquement à la classe et la précision chirurgicale de la mise en scène d’un Florent Siri (pour prendre l’autre génie français conspué), Noé participe pourtant au même principe de dynamitage des principes du bourgeois enfermé dans ses certitudes de ce que doit être le cinéma dans la soi-disant patrie de cinéphiles. Enter The Void, une œuvre extrêmement dure à analyser et à appréhender du premier coup, demande l’attention d'un spectateur jamais pris de haut, chopé par les parties dès l'entame et finir le cœur rejeté en vrac. Au-delà du trip, duquel on peut fort logiquement être rejeté, le métrage est la preuve éclatante du talent et du savoir faire de son instigateur, le singulier monsieur Gaspar Noé.
ENTER THE VOID
Réalisateur : Gaspar Noé
Scénario : Gaspar Noé
Production : Vincent Maraval, Brahim Chioua, Olivier Delbosc, Marc Misonier…
Photo : Benoit Debie
Montage : Gaspar Noé, Marc Boucrot & Jérôme Pesnel
Bande Originale : Thomas Bangalter
Origine: France
Durée: 2h30
Sortie française: 5 mai 2010