L'Ennemi Intime
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- Critique par Nicolas Bonci le 10 octobre 2007
Avoir 20 ans dans la presse
Ainsi, l'ancienne revue de référence va jusqu'à flirter avec le non-sens tant est refusée l'idée d'un cinéma historique porté par des intentions formelles propres au "spectacle" afin de proposer au plus grand nombre un sujet loin d'être évident. La "représentation" lorsque l'on parle d'un film, quelque soit son genre et le courant auquel il appartient, est par définition la vision d'un artiste. Parler alors d'artifice revient à renier une bonne part des films de guerre et historiques conçus jusqu'ici, à les dénigrer à la seule aune de leur "re-présentation". Soit. Après tout que sont ces légers détails de sémantique devant l'amnésie des commentateurs de notre cinématographie, qui en viennent à parler de "Platoon Français" et de "film à l'américaine" à propos de L'Ennemi Intime. Désolant. Et mieux développé ici.
A ceci s'ajoute une autre spécificité hexagonale : "Evitons d'évoquer ce qui fâche". Nous en avons un exemple récent avec 4 Mois, 3 Semaines Et 2 Jours qui fut promis aux écoles trois mois avant (!) sa sortie nationale. Pas après : avant. La Bataille D'Alger de Gillo Pontecorvo vient à peine d'être évoqué comme pouvant faire éventuellement partie du programme d'Histoire par l'Education Nationale. 31 ans après sa sortie en salle. Il semble donc préférable de montrer les dégâts de Ceausescu plutôt que les travers historiques du pays à ses propres enfants. Artifice des conventions...
Comme nous le voyons, le dernier métrage de Siri partait avec quelques casseroles, et il fallait bien des qualités concrètes à cet Ennemi Intime pour ne pas voir ses copies brûler sur les parvis de nos salles par les inquisiteurs de la "diversité".
S'inscrivant visuellement dans une logique d'héritage du cinéma de genre européen, et notamment des co-prod franco-italiennes des 60's et 70's (dézooms violents, photo légèrement surexposée, nuit américaine filtrée...), L'Ennemi Intime ne renie à aucun moment sa note d'intention initiale, c'est-à -dire proposer une forme ambitieuse, forte, pour mieux exposer un fait méconnu du grand public et des jeunes spectateurs. En ce sens, il faut souligner la beauté des cadres, souvent composés de plusieurs niveaux, valorisant les magnifiques paysages. Si les récents Michou D'Auber et Mon Colonel (à découvrir, d'après un très bon scénario co-écrit par Costa-Gavras sur un schéma proche de L'Honneur D'Un Capitaine de Schoendoerfer) abordaient le sujet de manière intimiste, Siri suit la voie ouverte par Indigènes, avec toutefois une bien plus grande aisance dans la mise en scène. Le réalisateur de Nid De Guêpes agrémente sa grammaire classique et solide de quelques effets marquants comme l'usage de la Snorricam (précisons au passage que Darren Aronofsky n'en est pas l'inventeur, on utilise ce harnais au moins depuis Seconds de John Frankenheimer, c'est-à -dire 1966). Effets parfois un peu brouillons mais parvenant aisément à retranscrire les émotions et ambiances voulues.
La structure du récit éclatée est certes un frein à l'implication totale dans la dramaturgie du film (la recherche et le démantèlement du groupe de fellagas), mais permet de mieux souligner la descente aux Enfers du héros qui paraît inéluctable. Inéluctable et surtout, du fait de la mise en arrière plan des maquisards, imputable à l'armée française seule. En effet, ce n'est pas tant la guerre en elle-même qui déstabilise Terrien, le personnage joué par Magimel, mais les pratiques spécifiques à ce "maintien de l'ordre" (donc pour le rapport avec Platoon…). D'ailleurs, la raison pour laquelle ce personnage est affecté à ce camp n'est-elle pas le décès d'un officier mort dans un échange d'artillerie contre… d'autres français ? Cette scène étant la première du film, le propos est clair : la France est embourbée dans un conflit inutile qui lui coûtera cher, Terrien illustrant ce trauma national (ce n'est pas pour rien s'il porte ce nom, vous vous en doutez).
Cette séquence inaugurale s'ouvre sur un paysage nocturne : un algérien entre dans le champ, puis en sort, et des soldats français camouflés en faux buissons s'activent. Il n'en faut pas plus pour souligner le caractère illusoire du maintien de la France en Algérie. D'autant plus lorsque l'on y met en parallèle la séquence hallucinante des cadavres des fellagas morts par le napalm, devenus littéralement des statues de pierre se confondant avec les roches environnantes. Une puissance formelle porteuse de sens qui irrigue le cinéma de Siri. Il n'y a qu'à penser à ce Harki blessé à Monte Cassino durant la Seconde Guerre Mondiale sous les couleurs françaises, sa cicatrice coupant son torse en deux, symbole du drame intérieur qui habite ces hommes obligés, quelque soit leur choix, de trahir leur pays.
"Convention", "artifice", "américanisme". On peut fantasmer ce que l'on veut d'une intention, un peu moins d'un résultat. Quand le dédain envers un cinéma populaire amène à négliger tout ce qui lui est adressé sans éprouver le besoin de réellement se justifier (autrement qu'en profitant d'amnésies collectives), il devient primordial de soutenir les rares bons films intelligents conçus par des réalisateurs qui pensent le cinéma autrement qu'en termes nombrilistes.
Aller voir L'Ennemi Intime au cinéma, c'est peut-être éviter d'attendre vingt-cinq ans pour retrouver de vrais films sur d'autres événements historiques peu reluisants.
L'ENNEMI INTIME
Réalisateur : Florent Emilio-Siri
Scénario : Patrick Rotman & Florent Emilio-Siri
Production : François Kraus, Denis Pineau-Valencienne…
Photo : Giovanni Fiore Coltellacci
Montage : Christophe Danilo & Olivier Gajan
Bande originale : Alexandre Desplat
Origine : France
Durée : 1h48
Sortie française : 3 octobre 2007