L'Age Des Ténèbres

Calice jusqu'à la lie

Affiche L'äge des Ténèbres

"Quand on me dit que le meilleur film de l'année, c'est Les Invasions Barbares, c'est comme si on me disait que le politicien de l'année c'était Jean-Marie Le Pen. Soyons un peu sérieux."


Cette assertion du critique et réalisateur Jean-Claude Guiguet dans l'émission cinéphile de France Culture Le cinéma l'après-midi en 2004 a le mérite de stigmatiser le délire médiatique dont fait preuve une partie très sélective de l'œuvre de Denys Arcand, à savoir le diptyque composé du Déclin De L'Empire Américain et des Invasions Barbares. Ces bandes gavées de poncifs et de lectures aberrantes de la société contemporaine sont l'équivalent bobo de l'analyse du café du commerce, façon "Tout ça c'est leur faute avec ce qu'ils envoient dans le ciel ma bonne dame, y a plus d'saison, c'est tous des cons, d'mon temps ça tournait autrement j'vous dis qu'ça". Revoir Le Déclin aujourd'hui confirme d'ailleurs ce qu'on savait déjà à l'époque : Arcand donne des leçons en se posant tel un sociologue visionnaire au discours avarié à peine le film projeté sur l'écran.

Ce qui n'est pas non plus un secret, c'est le désir obsessionnel d'Arcand de connaître une reconnaissance critique et festivalière. Rappelons par exemple ce qu'il déclarait après sa victoire à Cannes avec Les Invasions : "Si je ne gagnais pas, je ne reviendrais plus" (de l'Arcand dans le texte. Ha ces jeunes aujourd'hui ma bonne dame ils savent plus parler si c'était moi d'mon temps j'vous jure j'y mettrais des coups d'pied au cul, tout ça…). Car évidemment, le seul intérêt de participer à des festivals, c'est de gagner.

Le Déclin De L'Empire Américain
Gagner. Voilà tout ce qui résume le paradoxe Arcand, qui se voyait comme le nez au milieu de la figure dans Le Déclin et plus concrètement dans Les Invasions Barbares : le cinéaste se réclame ouvertement de gauche, mais ne cesse de prodiguer les plaisirs de l'argent et du confort, autant physique qu'intellectuel. Ainsi, le héros des Invasions, honnête prof de philo, ne parle pas à son fils, pur produit de la société capitaliste. Mais lorsque ce fils viendra l'aider avec son argent et son pouvoir (docteurs étrangers, étage d'hôpital privé, achat des élèves du père pour lui remonter le moral, etc.), fruits de son activité dans le monde outrancièrement libéral de la City londonienne, le père acceptera sans maugréer ni même avoir un léger problème de conscience.
Au-delà de simples remords hypothétiques d'un personnage de fiction, c'est surtout l'œil du cinéaste qui nous intéresse, et nous devons reconnaître chez Arcand un refus chronique d'appuyer là où les sujets et environnements de ses films se prêtent parfaitement. Plus grave, il préfère passer la brosse à reluire sur un milieu intellectuel auto-satisfait : il est en effet compliqué de critiquer dans ses propres films ce que l'on est. On préfère s'y montrer beau et spirituel. Du moins, essayer.

Dans la dernière partie du film, lorsque le personnage principal en fin de vie et sa clique se réunissent dans un chalet, on peut s'attendre de leur part à une remise en question (le fils capitaliste a sorti le père de la misère, la drogue a amoindri ses souffrances). Que nenni. Certes, la jolie bande du Déclin continue de parler, parler et encore parler, mais ne dit rien. Ils s'auto-congratulent d'être cultivés, de faire partie de l'élite, celle qui "sait" et qui le montre, alors qu'on voudrait justement que cette élite propose. Non, elle préfère s'écouter parler, et pense que les autres, ceux qu'elle ne comprend pas, sont des cons (pour comprendre, il faut écouter, donc cesser de parler, serait-on tenté de leur dire). Narcissisme réflexif qui se retrouve plus généralement dans l'œuvre d'Arcand.
En proposant des films aux discours un tantinet réac et passéistes mais formellement étudiés pour plaire aux festivals et aux classes supérieures, agitant le drapeau blanc du politiquement correct "je suis de gauche, faut pas avoir peur de ce que je dis" tout en ne critiquant absolument jamais l'embourgeoisement de la culture et les couches aisées qui ne pensent qu'à leur plaisir, Arcand est devenu logiquement le chouchou des médias : fond vide, égocentré et à côté de la plaque, marié à une forme douce, niaise et complaisante = banco. La quintessence du cinéma d'auteur francophone des années 80 et 90, en quelques sortes.

Ces œuvres étendards servent donc opportunément de soutien promo à L'Age Des Ténèbres, apparemment censé compléter un triptyque. On peut déjà se féliciter d'une chose : point de chorale d'intellos richards, narcissiques et heureux d'être contents déclamant à longueur de bobines leur vision faisandée du monde. Par contre le délire de prédicateur de mauvaise augure a bien empiré chez Arcand, répétant dans le moindre de ses plans son classique "On va tous crever", avec la finesse pachydermique qu'on lui connaît.
Autre répétition arcandienne, la convocation de stars de la télé française pour leur faire dire combien la société elle a mauvaise haleine. Dans Stardom (2000), PPDA y présentait un JT et commentait un fait : "Le visage émouvant de cette jeune américaine nous en disait long sur la violence de nos sociétés modernes". Cette pertinence sociologique vous est offerte par Kévin, 12 ans, élève de 5ème. Car dans nos sociétés moins modernes on ne se mettait pas de grands coups de glaive dans le front à la moindre anicroche, c'est vrai.
Ici, Baffie et Ardisson succèdent donc à PPDA, et nous apprennent que les décideurs de la télé française sont "cons" d'avoir arrêté leur émission. Non, ne vous moquez pas, il est important, si ce n'est primordial, de souligner au sein d'une œuvre dénonçant la fin du monde civilisé que le programme favori du metteur en scène fut injustement supprimé. Et il faudrait vraiment être de mauvaise foi pour affirmer que cette longue et bien nulle séquence totalement hors sujet prouve un peu plus l'égocentrisme pathétique de l'auteur.

L'Age des Ténèbres
"Et dans mon prochain film je dénonce le nouvel horaire des Chiffres & Des Lettres. Viva la revolucion !"


Comprenons-nous bien : en soit avoir un discours misanthrope et pessimiste n'est absolument pas une tare, bien au contraire. C'est avant tout la méthode appliquée, lourdingue, qui handicape son propos. Ainsi que la vacuité des raisons qui mènent Arcand à s'enfermer dans ce rôle de sorcier du village pour émo-goth en DEUG de lettres. Ajoutons à cela l'apport proche du néant en terme de solutions de la part du cinéaste, il ne reste plus que de la rebel attitude gratuite et vaine (mais comment avoir des solutions quand on a le mauvais énoncé du problème ?).

D'un point de vue formel, c'est à l'avenant. Galvanisé par son Oscar de meilleur film étranger et son prix de meilleur scénario à Cannes, Arcand ambitionne de mettre en image les fantasmes d'un personnage frustré et dépité par son parcours personnel. Et quelque part c'était une bonne idée, car il aura fallu qu'Arcand se lance dans un traitement bien plus visuel qu'à l'accoutumée pour que ses déficiences cinématographiques, qui passaient encore avec des comédies dramatiques téléfilmesques, sautent aux yeux de la critique. Toutes ses tentatives de décalages et d'humour ne font que souligner la balourdise de sa mise en scène, en parfaite adéquation avec la balourdise de son propos d'ailleurs. Les exemples récents en la matière ne plaident pas pour lui : on est à des années-lumière de la fluidité et la simplicité des passages entre rêves et réalité de La Science Des Rêves et du Labyrinthe De Pan. Même son morphing fantasmatique identificateur est déjà dépassé dans le fond et la forme par Kounen avec 99 Francs.

Arcand peut bien ironiser sur
Le Seigneur Des Anneaux à travers une bigote rôliste, ou encore critiquer l'absurdité administrative, on en revient toujours à la même chose : "Et sinon, quoi d'autre ?". Quoi d'autre que du vent et de l'esprit de sitcoms des années 80 ? Rien. Un rien qui dure une heure quarante. Un rien au bout duquel surgit une conclusion inconsciemment pertinente, un plan final plus parlant que la majorité de sa filmographie : une simple nature morte.
2/10

L'AGE DES TÉNÈBRES
 
Réalisateur : Denys Arcand
Scénario : Denys Arcand
Production : Daniel Louis & Denise Robert
Photo : Guy Dufaux
Montage : Isabelle Dedieu
Bande originale : Philippe Miller
Origine : Canada
Durée : 1h44
Sortie française : 26 septembre 2007




   

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