The Strangers
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- Critique par Guénaël Eveno le 18 juillet 2016
Le diable aux corps
A Cannes, où il fut présenté hors compétition au dernier festival, la radicalité du nouveau film du Coréen Na Hong-jin n'a pas convaincu. The Strangers porte pourtant le polar, le drame et l'horreur à un niveau d'intensité rarement atteint.
L'auteur de The Chaser (2008) et The Murderer (2011) a quitté le polar urbain pour se poser dans un petit village montagnard nommé Gosksung. Un lieu d’apparence calme, gouverné par la superstition. Mais des meurtres barbares sont bientôt commis par des villageois physiquement marqués et pris d'une transe incontrôlable. La contagion impressionne et déclenche les hypothèses les plus barrées, parmi lesquelles le suspect serait un Japonais vivant dans la forêt, que beaucoup disent être un fantôme cannibale possédant les habitants. Pas le plus fier représentant de la loi, Jon Goo (Kwak Do-won) n’est pas non plus le meilleur des pères. Impressionné par l’ampleur des événements, il en vient à son tour à soupçonner le Japonais qui lui apparaît dans des cauchemars. Mais le drame touche bientôt sa famille quand sa petite fille est contaminée par le même mal. Le policier se perd alors dans un jeu infernal, dont des forces supérieures tirent les ficelles.
La pluie torrentielle, une police dépassée, brutale et maladroite, une pointe d’humour absurde et une gravité qui se dévoile par touches : le polar coréen rural consacré par Memories Of Murder est le point de départ pour Na Hong-jin. Son film déviera pourtant de ces lieux balisés pour explorer l’horreur graphique des bandes d’infectés, les sons tonitruants des rites vaudous ou bien le vigilante movie, entre autres joyeusetés. Une valse des genres réussie, mais inhabituelle pour le très empirique auteur de The Chaser. Na Hong-jin tient d’ordinaire davantage son inspiration du fait divers que de grandes idées, si l’on excepte le chaos politique qui se dégage de ses deux premières œuvres. Ici point de critique de la cité et de ceux qui la gouvernent, mais un panorama de la complexité religieuse des contrées reculées de la Corée du Sud. The Strangers met en avant le chamanisme, déviation du bouddhisme local et croyance majoritaire dans les territoires montagnards, auquel le cinéaste mêle un christianisme rampant, de l’épigraphe qui introduit le récit à la révélation finale, dévoilement grotesque mais réussi de l’entité qui œuvre contre les villageois.
A l’instar de L’Exorciste, The Strangers embrasse la voie surnaturelle bien que mu par un grand réalisme dans sa contextualisation. Comme Friedkin, Na Hon-jin est passé par le polar avant le cinéma d’horreur, et possède la même maîtrise dans l'exposition du quotidien, esquissant la même réalité organique, la même unité tangible aux rapports familiaux de l’anti-héros, à l'enquête et aux brutales manifestations surnaturelles. A travers une bande-son spectrale et des plans d’ensemble de la nature, fixes et froids, le cinéaste installe le poste d’observation des entités supérieures, dont la vue d’ensemble englobe les petites gens comme autant de proies. Na Hong-jin y joue avec les points de vue selon l’une ou l’autre des deux grandes entités impliquées, protectrice ou prédatrice, afin de préparer le jeu du chat et de la souris du dernier acte.
L’autre point de capillarité de l’irrationnel au réel est le rêve. A travers les premières visions de l'anti-héros, prolongement d'épisodes du monde réel, le spectateur perd pied et se met à considérer l’hypothèse fantastique comme une piste plausible. Alors que le cauchemar absorbe les repères même de la réalité, on se retrouve aussi démuni que le policier incarné par Kwak Do-Won, comme hanté par l’incarnation spectrale du japonais Jun Kunimura en rôdeur charognard. Dès lors, les réactions du flic deviendront de plus en plus irrationnelles et entraîneront son incapacité à être autre chose qu'un pion sur un échiquier.
The Strangers, poussant chacune de ses références dans ses retranchements sur plus de deux heures trente, peut épuiser. Mais le long-métrage laisse constamment aux aguets, dans une tension et une implication constante tant le jeune représentant de la vague coréenne des années 2000, Na Hong-jin, parvient à conjuguer avec une insolente maîtrise les leçons de grands cinéastes occidentaux et la sensibilité propre à son pays. Les propositions des studios outre-atlantique ne devraient pas tarder à pointer...
GOKSUNG
Réalisation : Na Hong-jinÂ
Scénario : Na Hong-jin
Production : Sung-Ho Kim, Suh Dong Hyun, John Penotti, Robert Friedland
Photo : Alex Hong Kyung-Pyo
Montage : Sun Min-Kim
Bande originale : Jang Young-gyu & Dalpalan
Origine : Corée du Sud
Durée : 2h36
Sortie française : 6 juillet 2016