Le Deuxième Souffle
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- Rétroprojection par Nicolas Bonci le 23 octobre 2007
Le Gu de la vie
Melville est un coriace. Deux ans après une première tentative annulée pour de basses raisons pécuniaires, le cinéaste livre enfin sa vision du casse version platine tiré du roman éponyme de José Giovanni.
Lino Ventura reprend ici les frusques du respectable bandit Gu, que devait porter Serge Reggiani dans la version de 64, et retrouve pour la seconde fois cette année Michel Constantin après un Nous Ne Fâchons Pas de Lautner sans réel intérêt.
Soit tout l'opposé de ce Deuxième Souffle, opus sidérant et magistral, qui, soyons-en sûrs, marquera un tournant dans la carrière de l'auteur de Bob Le Flambeur.
L'histoire est celle d'un homme, Gu donc, fraîchement évadé de prison, qui trouve refuge chez ses seuls véritables amis, sa sœur Manouche (Christine Fabrega) et Alban (Constantin). A peine arrivé qu'il débarrasse Manouche des hommes de Jo Ricci, truand violent dingue de pouvoir et d'argent. Cet acte met l'intelligent commissaire Blot (Paul Meurisse, admirable) sur la trace de Gu. Ce dernier part se cacher à Marseille, en transit pour l'Italie. Mais désireux d'assurer son indépendance financière, il cherche un coup. Un ami le met en contact avec le frère de Jo, Paul, le sage de la famille Ricci et ancienne connaissance de Gu. Il compte dérober une cargaison de lingots de platine durant un transfert de fonds, et a besoin d'un tueur pour régler le problème de l'escorte. Gu accepte la sale besogne.
Le méprisable commissaire de Marseille, Fardiano, aux méthodes douteuses, est chargé de l'affaire : il compte coûte que coûte faire tomber le grand Gu et son réseau, mettant en branle un engrenage infernale où l'honneur fera office de carburant et le sang de lubrifiant.
L'intrigue est de la même eau que ce que le polar américain puis européen nous a offert ces dernières années : des relations ambiguës, un dernier casse avant la retraite, un plan qui déraille, des récits parallèles permettant de suivre le point de vue de plusieurs personnages, des trahisons, des règlements de compte et toujours cette relation bons flics / bons gangsters faisant respectivement face aux mauvais flics / mauvais gangsters. Avec Le Doulos, Bob ou encore Deux Hommes Dans Manhattan, Melville a déjà très bien payé son tribu au genre. On peut donc penser qu'il ne s'y frotte pas à nouveau sans raison. Du moins, sans ambition.
Ambition qui pourrait bien être de donner sa version Nouvelle Vague du polar, c'est-à -dire une œuvre affranchie des contraintes ordinaires (studio, éclairage, couleurs, musique, morale, vraisemblance ; dernier exemple en date : Du Rififi A Paname, sorti cet été), pour laisser place à une bande épurée à l'extrême afin de renforcer la tragédie que vivent les personnages, dans un univers froid, terne, sans musique, sans décor, sans justice morale.
Lors d'une scène, vers le milieu du métrage, la lumière artificielle d'un décor parisien devient, par le biais d'une superbe transition, la lumière naturelle d'un ciel immaculé marseillais. Ce Deuxième Souffle porte donc bien son nom : il semble être une étape artistique majeure pour Melville, qui trouve dans ce projet matière à se renouveler, à se mettre en danger en faisant évoluer son style vers un traitement dégorgé de l'inutile, plaçant le polar urbain dans une voie naturaliste (le casse se déroule en pleine garigue).
La vie quitte peu a peu l'écran, semble nous dire Melville, ultime nécessité pour mieux ressentir la fatalité du destin et finalement la mort. En effet, les seuls points d'encrage au réel de ce monde fantomatique sont les titres se juxtaposant aux images, indiquant la date et l'heure de l'action, suivies de trois petits points. Ces informations contrastent avec l'effarant manque de détail et d'explication sur les personnages qui caractérise ce film : par exemple nous ne savons rien de l'homme qui s'échappe avec Gu, ni pourquoi il l'abandonne subitement, sautant du train qui les menait vers la liberté (peut-être est-ce pour illustrer cette profusion de vie qui quitte Gu au fur et à mesure), ni pour quelles raisons un frère Ricci apprécie Gu, l'autre non. Etc. Ce contraste entre la rigueur des indications temporelles et le déni volontaire de précision scénaristique laisse inévitablement envisager que le personnage principal court vers sa fin. Dans Le Deuxième Souffle, on sait tout du présent, rien du passé, et le futur semble bien sombre. On retrouve là un des traits de Melville, un certain  pessimisme envers les hommes (Le Silence De La Mer, Bob Le Flambeur, Léon Morin, Prêtre), mais bien plus prégnant ici, voire même thème central du film, que des plans puissamment évocateurs viennent soutenir, tel que ce bandit s'admirant dans un miroir, mais qui ne réfléchit que l'ombre de lui-même. Magnifique.
Contrairement à nombre de ses confrères, se libérer du carcan de la production académique ne rime pas avec improvisation de la mise en scène. Chez Melville tout est méticuleusement intégré, découpé, pensé. Cette rigueur mathématique, voire géométrique (les plans de l'évasion) contribue bien évidemment à ce sentiment d'inéluctabilité. Gu a beau vouloir lutter contre le destin, contre ces hommes qui lui volent son honneur, il paiera inévitablement son code moral de bandit au prix fort (la seule répartie juste, au sens civique du terme, cinglante de vérité, vient du personnage le plus antipathique…). D'abord en quête de liberté, puis d'autonomie, et enfin d'honneur (soit les étapes de la vie de tout individu), Gu ne fait plus déjà parti de ce monde.
C'est un fantôme qui trouvera sa rédemption à travers le commissaire Blot, "ennemi" mu par le même sens de l'honneur. Une séquence finale bouleversante, possédant certainement un des plans le plus simple et le plus beau vu depuis longtemps, d'une puissance dramatique rare : nous y voyons toute la grandeur d'un homme qui regarde derrière lui pour rétablir une vérité, pour faire subsister la mémoire d'un homme aux méthodes opposées, mais aux principes aussi nobles.
Ce film est un véritable et intemporel chef-d'œuvre.
LE DEUXIÈME SOUFFLEÂ
Réalisateur : Jean-Pierre Melville
Scénario : Jean-Pierre Melville & José Giovanni d'après son propre roman
Production : André Labay & Charles Lumbroso
Photo : Marcel Combes
Montage : Michèle Boëhm & Monique Bonnot
Bande originale : Bernard Gérard
Origine : France
Durée : 2h24
Sortie française : 1er novembre 1966