Zero Dark Thirty - 2ème partie

Near dark

Time Kathryn Bigelow

Suite et fin de notre analyse / critique de Zero Dark Thirty en forme de poursuite de notre dossier consacré à Kathryn Bigelow.


En fin de première partie était évoqué le resserrement du champ d’action alors que, paradoxalement, la traque s’étend de Washington au Proche-Orient. Car chez Bigelow ce n’est pas forcément une question d’étendue du territoire, les enjeux s’articulant autour d’un groupe de personnes, d’hommes principalement, dont elle examinera les conditions d’évolutions, et dans la manière d’éprouver l’opposition intérieur / extérieur, sphère privée / sphère publique.

Ici, cette opposition est réduite à sa plus simple expression, on peut même dire qu’elle n’existe plus en tant que telle puisque indissociables, la vie privée de Maya est intégrée à sa vie professionnelle, son travail est sa vie. Elle avouera implicitement elle-même qu’en dehors de son action depuis dix ans à l’agence, elle n’a rien accompli par ailleurs. Bigelow travaillant également visuellement à l’indistinction entre lieux de repos et environnement de travail, notamment en montrant Maya se préparer un café dans une cuisine qui pourrait a priori être la sienne mais qui se révèle être celle de la base puisque débarque dans le champ sa collègue. Cette sphère intime qui depuis les premiers films de la réalisatrice est de plus en plus ténue disparaît progressivement. Dans K19 elle ne sera plus évoquée que par une photo, dans Démineurs, le retour auprès de la bien-aimée intervenant en fin de métrage sera dépressif et sa réalité remise en cause par une représentation figurative quasi onirique (aucun affect ne se dégage entre le couple, qui n’aura d’ailleurs aucuns échanges). Pour aboutir avec ZDT à une complète absorption, Maya étant essentiellement montrée dans son milieu professionnel. Sa nouvelle famille, ce sont ses collègues, en somme. C’est d’ailleurs le lot du héros bigelowien, de par les circonstances, de se constituer une nouvelle cellule familiale (Johnny Utah et le gang des surfeurs de Point Break, les vampires d’Aux Frontières De L’Aube…). Mais bien souvent elle ne sera que temporaire, destinée seulement à le porter, le stimuler le temps de sa mission avant de se retrouver seul.

De fait, afin de retrouver un semblant d’intimité, Maya va tenter de profiter des quelques temps morts offerts, comme lors de ce rendez-vous dans le restaurant d’un hôtel. Mais comme souvent dans sa filmo, le danger extérieur empêche tout potentiel apaisement puisque la déflagration d’une bombe dévastera les lieux. Sans doute la scène pivot du film en ce qu’elle induit comme signification pour les protagonistes présents et comme modification notable dans les motifs du cinéma de la réalisatrice. Il n’y a plus ici d’espace sécurisé où l’on peut se relâcher, se livrer. Jusqu’à Démineurs, des sas de décompressions étaient formalisés principalement par les habitacles de véhicules, sortes de bulles préservant momentanément du danger le temps de s’y préparer. Les divers bureaux ou salles de réunion traversés par Maya ne peuvent même pas être considérés comme tel puisque l’analyste est entièrement concentrée sur son objectif (elle scrute des écrans montrant des images satellites ou d’interrogatoires pour y déceler sinon une certitude, du moins une intuition) et doit s’imposer sous peine de son travail sous évalué (formidable scène où chacun estime le pourcentage de véracité de la présence de Ben Laden à Abbottabad).
On observe ainsi une porosité toujours plus accrue des frontières physiques (traque à l’échelle du monde où l’on passe d’un lieu secret d’interrogatoire aux bureaux de la C.I.A ou au Pakistan sans transitions, instantanément), morales (recours à la torture), entre vie professionnelle et intime donc, ou entre vie et mort. Bigelow retranscrivant alors parfaitement cette précarité qui a présidé en Amérique depuis le 11 Septembre.  

Zero Dark Thirty
 


POINTS DE RUPTURE
Comme toujours, Bigelow travaille par le biais de sa mise en scène à l’abolition de la médiation de l’écran entre spectateurs et images projetées afin de nous plonger au cœur du dispositif. Toutes les scènes de déminages de Démineurs sont particulièrement éloquentes de ce point de vue et font preuve d’une belle maestria. Ici dans ZDT tout ce qui aura précédé l’assaut à Abbottabad nous aura préparé à la froide détermination de sa réalisation. Le découpage précis, millimétré même, parvenant à nous faire vibrer à sa lenteur, l’imprégnant d’une extrême tension. On peut le considérer comme un développement démultipliant les points d’ancrage et la longueur de la séquence en vue subjective ouvrant Strange Days, avec un changement notable puisque nous ne sommes plus dans un état de panique mais dans une action réfléchie. Cette progression en temps réel (ou quasiment) décuple le stress lié à l’exploration nocturne de lieux inconnus, où les silhouettes passant dans le champ du viseur sont toutes de potentielles menaces.
Jusque là, Maya était présente dans presque tous les plans, Bigelow nous faisant alors épouser son point de vue. Et si au moment où les hélicos emmenant le commando sont en vol, on alterne épisodiquement avec Maya donnant ses dernières consignes, dès l'atterrissage (en catastrophe pour l’un d'eux), il n’y aura plus de contre-champ. Comme si elle (et par la même occasion le spectateur) avait endossé sur son crâne l‘engin mis au point par Lenny Nero pour enregistrer les flux du cortex cérébral et regarder ce qu’un autre a vu. Bigelow réussit une fois de plus à délicieusement substituer à notre regard l’objectif de la caméra.
Plus fort, l’adrénaline ainsi accumulée ne sera pas libérée par une explosion de violence cathartique ou même de retentissantes exclamations de victoire mais s’écoulera lentement des larmes de Maya.

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Chez la cinéaste, l’immobilisme, l’hésitation, s’apparentent à la mort, c’est ainsi que sa caméra en perpétuel mouvement est un formidable vecteur de vie pour ses personnages. La poursuite de Bohdi par Johnny Utah, les déplacements dans les coursives du K19…, il faut être un pro, ou un taré / addict de première, pour s’accommoder et réchapper d’un statisme dangereux et souvent mortel lorsqu’il faut désamorcer tout un lot de bombes.
Or ici les temps de latence se multiplient, et relancer le mouvement, autrement dit la traque régulièrement au point mort, devient une question de survie. La caméra n’étant plus aussi mouvante que dans ses précédents films du fait du contexte et de la topographie de l’action (enquête et spéculations dans des bureaux, principalement), c’est donc le récit lui-même qui va instaurer ce mouvement salvateur, les ellipses, les passages assez abrupts d’un lieu à un autre pays donnent à l’histoire cette nécessaire dynamique.
Pour réussir, il faut posséder un temps d’avance et ici, cela va paradoxalement nécessiter des temps d’arrêts. Cela consiste en l’analyse de données défilant sur un écran, au choix de stopper son action lors de la séquence de repérage du messager de Ben Laden. L’équipe patrouillant dans les rues reçoit l’écho de son portable mais ne parvient pas à le localiser avec précision. Pour ce faire, ils vont arrêter leur véhicule, attendant que cet homme-mystère circulant alors en cercle repasse à leur proximité pour "l’accrocher".
Lorsque tout s’arrête à la mort de Ben Laden, ce n’est pas tellement le fait qu’il n’y ait plus rien à accomplir qui est douloureux pour Maya mais l’absence ou plutôt l’indétermination d’un horizon où se diriger pour s’accomplir (le dernier plan de Démineurs voyait le chien fou William James s’en aller, s’enfoncer littéralement dans l’arrière-plan). Zero Dark Thirty se montre d’autant plus tragique avec son héroïne que la plénitude recherchée et partiellement atteinte par les autres héros de Bigelow lui sera inaccessible.
 

Zero Dark Thirty
 


THE IMPOSSIBLE
Le film auquel Zero Dark Thirty renvoie le plus explicitement est Blue Steel, seul autre long-métrage de Bigelow dont le personnage principal est une femme à fort caractère luttant dans un milieu d’hommes pour éliminer sa Némésis (ici carrément la part d’ombre de l’Amérique), la laissant au final à chaque fois exsangue, dans un état de délabrement psychique avancé, Megan se retrouvant les yeux dans le vide, visiblement choquée, Maya craquant émotionnellement. Après Blue Steel, ZDT est une autre œuvre particulièrement dépressive, voire cruelle envers son héroïne.
Lorsque Megan tue Hunt le yuppie psychotique, c’est comme si elle avait éliminé une part d’elle-même, une conclusion nécessaire pour se (re)construire. Il en va de même pour Maya. Mais leurs quêtes identitaires, plus que dans n’importe quel autre film de la réalisatrice les mènent aux portes de la mort. Megan est récupérée inerte derrière son volant, les sirènes bleutées colorant l’image d’une teinte métallique traduisant une minéralisation qui parcourt par contre la totalité de Zero Dark Thirty.

L’œuvre de Kathryn Bigelow est travaillée par la quête incessante du retour à la vie de personnages à la lisière de la mort. C’est ici encore plus marqué et étendu puisque la photo de Greig Fraser instaure une minéralité des cadres et de l’environnement, Maya, de par sa pâleur cadavérique (sa chevelure flamboyante la faisant ressortir un peu plus), son absence de vie sociale et sa détermination à toute épreuve, apparaît comme une figure diaphane de l’Amérique en quête de vengeance. L’élimination du terroriste n°1 signifie le retour enfin possible à la vie, à sa vie. Mais les larmes qu’elle verse dans l’avion du retour, plus que l’illustration d’une pression relâchée, exprime sa détresse car la mort de Ben Laden n’aura rien restauré puisqu’elle n’a nulle part où aller. Sans doute le film le plus tragique de Bigelow car jamais ce retour à la vie n’aura été aussi problématique, presque impossible. Le prix à payer est là (mais aussi dans les yeux du navy seal ayant buté une femme dans l’assaut) dans le sacrifice de sa moralité, de ses valeurs fondamentales. La fin justifiait sans doute les moyens mais dans le processus, elle aura plus perdu qu’elle n’aura gagné.
ZDT s’ouvre sur un écran noir et l’on entend les enregistrements audio des gens prisonniers du World Trade Center le 11 septembre 2001. L’enjeu primordial du film est alors de faire taire ces voix. Qu’elles reposent en paix. Ce que l’exécution de Ben Laden permettra puisqu’après les larmes de Maya suivra un autre écran noir cette fois silencieux. Mais pour autant, impossible de parler d’apaisement.

Zero Dark Thirty
 


CARAVAGESQUE
Œuvre à la précision documentaire remarquable, Zero Dark Thirty se distingue également par le stupéfiant travail artistique de ses images et dont la composition accentue par endroit une imperceptible et prégnante signification. La photo de Fraser est sublime et a pu bénéficier des indications de Bigelow pour retrouver l’essence des tableaux de Michelangelo Merisi da Caravaggio dit Le Caravage. A l'origine la réalisatrice est une artiste plasticienne et on retrouve cette appétence pour l’art dans sa mise en scène. La séquence d’assaut est ainsi particulièrement exceptionnelle, la photo tout en clair-obscur caravagesque donnant à cette partie une dimension onirique troublante, comme si l’attaque était représentée d’après ce que Maya, restée en arrière, s’imaginerait (ou vivrait par procuration en étant connecté au commando). Elle traduit par ailleurs le sentiment d’incrédulité, d’irréalité qui anima les sceptiques (Boal et Bigelow les premiers) doutant que Ben Laden soit un jour appréhendé.
Bigelow compose ses cadres de manière terriblement esthétique, un terme approprié dès lors que l’on envisage les scènes de torture d’Ammar et notamment celle le voyant enchaîné de dos, les bras tendus en croix, Dan lui faisant face et Maya en lisière d’obscurité dans l’arrière-plan. A l’instar de certaines œuvres du Caravage, le spectateur est invité à contempler dans l’intimité d’un espace-clos le corps d’une victime sur lequel s’abat une lumière agressive. Suscitant des émotions contradictoires entre ce qu’il se joue à l’écran et sa représentation naturaliste mais néanmoins travaillée, recherchée.

Le film se montre d’autant plus intéressant que Bigelow est animée par la volonté de produire les images manquantes entre les attentats perpétrés qui choquèrent par la suite le monde mais aussi dans la reconstitution de l’assaut de la forteresse d’Abbottabad comme contre-champ à ce qu’Obama et son cabinet ont regardé dans la situation room. Ainsi, ZDT est une gigantesque reconnexion, une mise en lumière (voire même en perspective) de tout un faisceau d’actions qui aura échappé à la moindre objectivation ou contextualisation. Un éclairage narratif qui trouve à s’illustrer formellement par le biais de cadrages et d’une photo magnifique renvoyant à la technique du peintre italien principalement définie par des trouées de lumière déchirant un voile obscur. Si tout le film joue avec cette idée de clair-obscur qui trouve des pendants narratifs (après tout, Bigelow ne met-elle pas en avant le travail des hommes et femmes habituellement dans l’ombre ?), formellement c’est surtout le cas lorsque l’opération Neptune’s Spear est lancée, notamment au moment du décollage des hélicoptères, le sublime plan de la piste d’envol dont l’éclairage contrasté par des tourbillons de poussière se détache d’un avant et arrière-plan dans l’obscurité la plus totale. Une construction du cadre, on peut même parler de toile, caractéristique du Caravage. Une manière esthétique d’annoncer à la fois que la résolution est proche et instiller une ambiance lourde et dramatique. 

Zero Dark Thirty
 

Et si on se risque à une sur-interprétation dans cette perspective picturale, on peut même envisager Maya comme une représentation métaphorique d’un tableau du Caravage, Judith décapitant Holopherne. Une scène issue de l’Ancien Testament représentant la jeune veuve Judith assassinant dans son sommeil le général assyrien Holopherne afin de sauver son peuple assiégé. L’instant du départ en mission, la trouée de lumière oblique au cœur des ténèbres forme comme une lame luminescente. Elle enveloppe les hélicos qui peuvent alors être perçus comme le bras armé de Maya parti couper la tête de l’organisation terroriste Al-Qaïda. De plus, la composition du Caravage place toujours le sujet principal comme "victime" de ce rayon lumineux qui le frappe. Ici l’hélicoptère s’élevant et Maya restée à terre sont aux abords de cette percée, à la frontière entre la lumière et le noir complet, laissant le champ vide. Une manière de représenter la menace Ben Laden devenu un fantôme hantant le hors-champ depuis les premières minutes du film, Kathryn Bigelow tenant jusqu’au bout sa volonté de ne pas nous dévoiler son visage même lorsque son corps est ramené à la base. 

Zero Dark Thirty n’est pas le récit d’une victoire éclatante mais celui d’un enchaînement événements traumatisants et d’échecs ayant menés à une victoire certes, mais amère. Et dont la signification passe moins par le discours que par la mise en scène.
Grâce en soi rendue à Kathryn Bigelow et son équipe pour avoir su illustrer une réalité complexe avec un tel talent.

8/10
ZERO DARK THIRTY
Réalisation : Kathryn Bigelow
Scénario : Mark Boal
Production : Greg Shapiro, Kathryn Bigelow, Mark Boal, Matthew Bodman…
Photo : Greig Fraser
Montage : William Goldenberg & Dylan Tichenor
Bande originale : Alexandre Desplat
Origine : USA
Durée : 2h37
Sortie française : 23 janvier 2013




   

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