Millenium : Les Hommes Qui N’Aimaient Pas Les Femmes
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- Critique par Nicolas Zugasti le 10 février 2012
Hacker brisé
La trilogie à succès de Stieg Larsson a déjà donné lieu à des adaptations et quand bien même c’est Fincher qui s’y colle pour une nouvelle transposition, difficile à priori de déceler un autre intérêt que l’adjonction d’un casting de renom international. Seulement Millenium est plus qu’un Seven-like.
Le réalisateur ne se limite pas à reproduire un film de psychopathe à confondre mais explore un peu plus profondément certains thèmes parcourant sa filmo et particulièrement représentatifs de ses trois derniers films. Il le fait par le biais d’une énième histoire d’amour impossible débouchant sur un formidable portrait de femme.
Le magnat Henrick Vanger en a assez d’être tourmenté depuis quarante ans par la réception, à sa date d’anniversaire, de cadres emprisonnant une fleur séchée, cadeau que sa chère nièce disparue Harriet lui offrait traditionnellement étant gamine. Il décide alors de s’allouer les services du journaliste d’investigation Mikael Blomkvist qu’il considère le plus à même de mener l’enquête, c’est en tous cas ce que laisse apparaître le rapport détaillé établi par Lisbeth Salander, jeune hackeuse de génie orpheline. Cela tombe bien, Blomkvist est justement libre de tout engagement suite à sa défaite dans le procès l’opposant à Hans-Erick Wennerström, riche industriel objet du reportage du magazine indépendant Millénium qui révélait ses malversations.
A partir du roman éponyme grattant le destin de cette puissante famille de notables ayant fricottés avec le nazisme, on pouvait s’attendre à une enquête foisonnante dans le style du génial Zodiac où le parcours personnel du héros viendrait s’entrecroiser avec un passé refoulé et traumatique. Si le récit se suit sans déplaisir, ménageant tout de même quelques frissons de tension (la visite de Blomkvist au grand-père nazi puis de la maison du psychopathe présumé en parallèle des déambulations solitaires de Lisbeth au milieu de l’immense salle d’archive peut être pas si déserte), on est tout de même loin de l’incroyable fascination générée par Zodiac. De même, il est étonnant que Fincher se borne à respecter l’environnement original, la Suède, alors qu’une transposition aux Etats-Unis aurait été tout aussi appropriée, et sans doute plus pertinente, dès lors que l’intrigue est aussi un prétexte pour explorer ces dynasties familiales engendrant sa propre élite en se succédant à elle-même, les liens d’industriels avec le nazisme ou la difficile persistance d’un contre-pouvoir médiatique capable de remettre en cause un monde des affaires gangréné. Mais si Fincher décide de conserver le même lieu d’action, ce n’est pas seulement avec l’objectif de déstabiliser son audience, c’est que l’intrigue policière et les éléments adjacents évoqués ne sont qu’accessoires.
Ce qui l’intéresse est la perspective de jouer, comme toujours, avec un personnage en marge. Il double même le plaisir avec l’ultra marginale Lisbeth Salander. Et comme à chaque fois dans l’œuvre de Fincher, le plus intéressant à l’écran interviendra dans l’anfractuosité désirée ou imposée dans laquelle ses héros vont évoluer, totalement reclus par rapport au monde environnant : la station orbitale d’Alien 3, les simulacres dont est victime Nicholas Von Orton, le jeu de piste macabre de John Doe, la panic room, la traque obsessionnelle du tueur du zodiaque, la bulle éphémère où Benjamin Button et sa belle vivent pleinement leur amour, le réseau social. Et ici, la cabane dans laquelle Mikael et Lisbeth se sont retranchés pour mener à bien leur enquête mais surtout leur relation, à l’écart de la pression des Vanger. Même lorsque l’on pense avoir à faire à un espace sans limite physique (la ville dépressive de Seven, la recréation du San-Francisco des années 70, la vie de Mark Zuckerberg...), Fincher, par la grâce de sa mise en scène et sa narration en fait un monde clos et labyrinthique (une évidence particulièrement frappante au sein de son génial The Social Network). Avec Millenium, le réalisateur opère sur ces deux terrains d’action, le refuge que constitue la cabane et l’île formant le domaine des Vanger figurent ici les enclaves où vont se développer les affects et le passé refoulé émerger.
UNE FEMME DISPARAÃŽT
Comme pour Zodiac et The Social Network, il s’agit ici de la poursuite de fantômes du passé que les héros vont tenter d’enfin matérialiser, au travers, notamment, de la recherche par le journaliste du contre-champ d’une photo de la disparue. Graysmith et Zuckerberg y parviennent à leur manière, le dessinateur de presse du San-Francisco Chronicle parvenant in fine à se retrouver face à celui dont il est intimement persuadé d’être le tueur tant recherché, tandis que le petit génie d’Harvard demeure scotché devant son écran affichant la page facebook de son ex. La solitude semble être le seul devenir possible pour le héros fincherien et ceux de Millenium n’y coupent pas. Mikael et Lisbeth sont deux loups solitaires dont on pense que l’union pourra enfin briser leur isolement respectif (elle est pupille de la nation, lui est célibataire) mais qui n’adviendra pas une fois chacun retourné à son monde après l’enquête.
Finalement, le plus passionnant dans le film n’est pas leur progression dans leurs investigations mais la façon dont ils vont d’abord interagir à distance puis de voir, une fois réunis à l’écran, comment leurs recherches communes vont articuler leurs relations. Si la découverte d’un psychopathe est avant tout une péripétie permettant de rythmer le récit et pas son intérêt premier, il est amusant de voir comment Fincher s’amuse à opposer le souci d’éclairer les zones d’ombres animant le journaliste et la punkette avec cette société de la transparence illusoire telle que définie par The Social Network et symbolisée ici par la maison toute en baies vitrées du tueur qui pourtant masque ses agissements.
Et puis, la requête d’Henrik Vanger est autant de parvenir à faire la lumière sur la disparition d’Harriet (morte accidentellement, assassinée, vivante mais exilée...?) que de révéler les sentiments, à l’égard de son oncle notamment, de cette étrangère à sa propre famille. Une émergence émotionnelle qui va assaillir nos deux protagonistes et s’avérer être le plus important enjeu du métrage. A contrario de The Social Network où Zuckerberg, à mesure de ses déconvenues personnelles et intimes, enfouit ses émotions sous les algorithmes.
Si le film semble avoir provoqué un ennui profond chez de nombreux spectateurs, c’est sans doute à mettre sur le compte d’un manque d’intensité patent (surtout dans la première partie), résultant d’une latence diffuse dans la mise en place des éléments (les récits séparés concernant Mikael et Lisbeth évoluant sur des fils narratifs divergents, à priori). Car pour le reste, Fincher fait toujours preuve d’une classe folle (nicco emploie très justement les termes de "caméra en velours dans le cerveau"), notamment dans la manière de lier les actions de Lisbeth et Mikael, au départ de parfaits inconnus l’un pour l’autre. Les premières corrélations évidentes sont pourtant assez équivoques puisqu’elles établissent d’abord un employeur (Vanger) et un ennemi (Weenerström) communs. Cependant, Fincher fait preuve d’une plus grande subtilité en instillant des correspondances qui ont principalement trait à la personne d’Harriet, la chère disparue. Tandis que l’on suit Blomkvist dans les premiers pas de son enquête, se dessinent en filigrane des relations familiales problématiques de par une promiscuité (quasiment toute la famille vit recluse sur cette île – leur île – les maisons des uns à proximité des autres) exacerbant les tensions passées loin d’être apaisées, et dont Harriet aurait pu être la victime comme le suggère son attitude effacée par rapport aux membres de sa famille. Dans le même temps, et à intervalles réguliers, le réalisateur revient sur l’histoire de Lisbeth dont les sévices infligés par son nouveau tuteur éclairent sombrement l’existence d’Harriet. Le flashback intervenant en fin de métrage précisant cette enfance traumatisante fonctionne à retardement car s’il ne donne pas à voir ce qu’Harriet a subi, sa simple évocation renvoie immédiatement au maltraitement de Lisbeth montré plus tôt dans le film.
CHERCHEZ LA FEMME
Si l’environnement du récit n’est pas foncièrement machiste, il apparaît néanmoins que les femmes, à l’image d’Harriet, brillent par leur discrétion sinon leur absence. Quand elles ne sont pas martyrisées, elles demeurent en retrait. Du moins passé le pont menant à cette île car dasn l’espace urbain se détache très distinctement le personnage de la rédactrice en chef de Millenium, Erika Berger (Robin Wright), volontaire, pugnace, révoltée qui forme avec Lisbeth un contrepoint salvateur à la disparition de tout point de vue féminin dans le vangerland. Ce qui entraîne la remarquable réversibilité frappant le personnage de Blomkvist, journaliste d’investigation masculin, brisé par le procès en diffamation intenté et remporté par Wennerstrôm, à ce point fragilisé que face aux représentantes du sexe dit faible, il fait preuve d’un flagrant manque d’autorité. Lorsqu’Erika lui rend visite afin de négocier une participation financière d’Henrik Vanger dans son magazine, c’est elle qui mène les débats puis les ébats intimes en imposant le lieu et le moment. Il en va de même de Lisbeth après avoir soigné la blessure à la tête de Mikael venant de se faire tirer dessus, c’est elle qui prend les devants et provoque leur partie de jambes en l’air. Enfin, pour corroborer ce déplacement de féminité, le face à face glaçant final avec le tueur place Blomkvist dans la position habituelle de ses victimes, jusqu’ici exclusivement des femmes. Le choix de Daniel Craig, incarnation d’une certaine force virile, apparaît ainsi plutôt pertinent dans l’entreprise de déstabilisation, ou plutôt de repositionnement, de Fincher puisqu’il s’ingénie ici à l’affaiblir considérablement en le montrant souvent impuissant à infléchir le cours des évènements, voire même carrément dépassé. Et par le jeu des vases communicants, cela a pour corolaire le renforcement du personnage de Lisbeth Salander, centre d’intérêt au départ excentré mais dont l’importance ira croissante (voir le long épilogue).
Un personnage fascinant - parfaitement mis en valeur et caractérisé lors de la magnifique et puissante séquence de l'escalator – diamétralement opposé à Blomkvist et qui pourtant formera avec lui un duo détonnant. Elle sera surtout la béquille numérique qui permettra à Blomkvist l’analogique de progresser, d’évoluer, de reprendre le dessus. Comme l’émergence des méthodes d’investigations de Graysmith supplantait progressivement celles des vieux briscards du San Francisco Chronicle incapables de décrypter les signes, les performances numériques de Lisbeth vont dégripper les rouages d’une enquête au point mort et s’avérer des plus adaptées à la collecte de renseignements décisifs (le dossier que Vanger donne à Blomkvist pour déjouer Wennerström n’ont plus aucune valeur à cause de la prescription qui les frappe). Lisbeth Salander, c’est le pouvoir de l’immédiateté. Pour autant, elle saura revenir à la compulsion manuelle de dossiers et naviguer dans les archives manuscrites de la maison Vanger avec une égale aisance, Fincher forgeant ainsi une alliance presque contre nature entre l’analogique et le numérique. Une union également inscrite au travers de la belle idée d’agréger, grâce à un ordinateur, les photos collectées pour former une bande d’images semblant s’animer et produire une séquence de l’ordre du cinéma.
Et alors que dans The Social Network, le control freak Zuckerberg s’activait à plier le monde selon sa propre vision, Lisbeth, elle, ne cherche qu’à s’aménager une place pour s’y intégrer. L’amour qu’elle porte à Mikael en est le moyen parfait. A ce titre, soulignons au passage le superbe générique de début qui sous ses allures clippesques allégorise à l'extrême la fusion de ce couple recherchée par Lisbeth. Les signes de cet amour sont d’ailleurs plutôt habilement disséminés et le long épilogue vient les raffermir. Tout ce qu’elle a accompli, c’est pour plaire à Mikael. Lorsqu’elle lui demande si, après avoir rattrapé le psychopathe en fuite, elle peut le tuer, elle recherche plus qu’une quelconque approbation de la part de cet homme, elle lui montre ainsi qu’elle respectera complètement ses volontés. La conclusion n’en sera alors que plus poignante.
MILLENIUM: THE GIRL WITH THE DRAGON TATTOO
Réalisateur : David Fincher
Scénario : Steve Zailian & Stieg Larson (auteur du roman)
Production : Céan Chaffin, Steve Zaillian, Scott Rudin, Soren Staermose, Ole Sondberg...
Photo : Jeff Cronenweth
Montage : Kirk Baxter & Angus Wall
Bande originale : Trent Reznor & Atticus Ross
Origine : Etats-Unis
Durée : 2h38
Sortie française : 18 janvier 2012