Killer Joe
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- Critique par Nicolas Zugasti le 10 octobre 2012
Le pilon du châtiment
Les décennies de bourlingage de Friedkin ne l’auront pas assagi, bien au contraire. Nouvelle preuve éclatante avec son petit dernier, Killer Joe, qui fait preuve d’une ironie féroce et sans concession.
William Friedkin a toujours œuvré dans la démesure, que ce soit dans ses chefs-d’œuvres (L’Exorciste, Police Fédérale Los Angeles, French Connection, Le Convoi De La Peur) ses ratages aux rudes accents nanardesques (Blue Chips, La Nurse), la controverse (Le Sang Du Châtiment, L’Enfer Du Devoir) ou la lucasserie abyssale (son édition spéciale de L’Exorciste).
Ses derniers métrages (le sous-estimé Traqué et le remuant Bug) ont montré qu’il tenait bon le cap et ce Killer Joe n’en dévie pas d’un iota, poussant même assez loin sa volonté iconoclaste.
En effet, le réalisateur plonge son récit au cœur de l’Amérique profonde, plus particulièrement parmi une famille recomposée de gueux texans. Le début du film annonce même la tonalité de plus en plus désespérée, voire même le tournant apocalyptique final. Pluie torrentielle, éclairs zébrant le ciel, une ambiance déjà pesante qui voit Chris, jeune paumé, dealer à ses heures, débarquer de nulle part et vraisemblablement paniqué devant la porte de la caravane que son père partage avec sa nouvelle femme et sa fille Dottie. Et comme l’environnement chargé semble l’énoncer, sa venue ne représente pas les meilleurs auspices puisqu’il vient proposer un marché improbable à son benêt de paternel, soit engager un tueur pour se débarrasser de sa mère et ainsi percevoir le pactole de son assurance-vie contractée et dont le bénéficiaire est sa sœur Dottie. Cinquante mille dollars qui permettrait à la fois de payer le tueur et à Chris de rembourser sa dette de six mille dollars, autant dire un plan superbement foireux dont on pressent qu’il ne se terminera pas dans l’allégresse de la mission accomplie et du partage de la cagnotte. Après quelques pourparlers agités ne pesant pas le bien du mal mais plutôt les chances de réussite, tout le monde, de la belle-doche à la sœurette, convient que finalement, la disparition expéditive et définitive de cette alcoolique de mère ayant laissé tomber sa fille ne sera pas une grande perte.
De plus, la bande montre d’emblée son versant trash qui ne fera que s’accentuer puisque l’on voit Chris se retrouver à son arrivée face au pubis de Sharla, sa belle-mère venue ouvrir la porte uniquement vêtue d’un débardeur. Certes, cela demeure relativement soft visuellement mais le ton est donné. De toute manière, Friedkin demeurera assez peu démonstratif dans les outrances (jusqu’à l’épisode de la fellation du pilon de poulet) et procèdera plus volontiers avec beaucoup davantage d’efficacité par petite touches insidieuses et ambigües.
Ambiguïté principalement axée autour des personnages de Dottie et Joe, ce shérif-tueur à gage, qui cristallisent la déchéance morale de cette famille décomposée.
Ainsi, le sanctuaire illusoirement protecteur que constitue la chambre de la cadette, au lieu de favoriser un certain sentiment d’apaisement recherché par Dottie, suscite le malaise. Car en plus d’une persistante sensation d’enfermement (répercutée au métrage dans son ensemble : malgré la relative variété des espaces d’action, comme pour Bug, lui aussi adaptation d’une pièce de Tracy Letts, la claustrophobie guette), la gamine est régulièrement montrée recroquevillée sur son lit, les yeux dans le vide, serrant un objet comme pour trouver du réconfort, induisant alors des pratiques tendancieuses auxquelles elle est directement confrontée (inceste ?). Ce qui peut éclairer sur son attitude lunaire, presque autiste. Le pire est à craindre et le pire advient lorsque Chris et Ansel son père n’hésitent pas à laisser la personne de Dottie (soit une dot ?) en gage auprès de Joe, comme preuve de leur bonne vlonté. La scène de prise de possession / initiation qui s’ensuit se partage alors entre le glauque, la perversion et la tension sexuelle animant ce jeu de "séduction".
Joe le tueur, qui incarne ici l’archétype du Mal que l’on retrouve sous diverses formes dans la filmographie de Friedkin et auquel il confronte inlassablement film après film ses personnages afin d’en explorer ses conditions de transmission (tel un virus que l’on ne peut éradiquer), de propagation jusqu’à la consumation, comme d’examiner les moyens dérisoires pour y faire face, résister.
Surtout, Friedkin fait preuve d’une ironie mordante, ne ménageant pas ses protagonistes complètement ballotés par un humour noir aux pointes sardoniques aiguisées. Ainsi, lorsque Chris se fait courser par les hommes de main du dealer à qui il doit une somme rondelette, le réalisateur s’ingénie à laisser espérer une échappatoire qu’il réduira à néant en faisant in fine rattraper Chris par ses poursuivants. Et alors qu’il se fait passer à tabac, un plan en plongée, montrant le looser allongé au sol en train de se faire tabasser, laissera distinctement entrevoir avec malice un graffiti peint au sol situé à sa gauche et représentant le mot "think". Comme un reproche, une moquerie, et surtout une injonction à faire preuve, enfin, de jugeote mais dont on pressent qu’elle restera lettre morte.
Rapidement dépassés par les évènements incontrôlables qu’ils ont provoqués, ils ne pourront échapper à la spirale infernale de violence dans laquelle les entraîne inexorablement cet enjôleur tueur.
Plus vigoureux que jamais, ce bougre de Friedkin compense qu’il a perdu par la fureur opératique, le sarcasme et la transgression sordide.
KILLER JOE
Réalisateur : William Friedkin
Scénario : Tracy Letts (adapté d’après sa propre pièce de théâtre)
Production : Nicolas Chartier, Vicki Cherkas, Molly Conners, Scott Einbinder…
Photo : Caleb Deschanel
Montage : Darrin Navarro
Bande originale : Tyler Bates
Origine : Etats-Unis
Durée : 1h42
Sortie française : 5 septembre 2012