Bug
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- Critique par Nicolas Zugasti le 23 janvier 2008
La paranoïa dans la peau
Dernier film en date de William Friedkin qui s’avère être un sacré choc à tous les points de vues. Que ce soit sur le fond et la forme, papy Friedkin (72 ans au compteur) en remontre à certains d’jeuns quand il s’agit de foutre mal à l’aise le spectateur et d’aller dans la radicalité la plus totale.
Alors qu’il ne bénéficiait pas d’un "buzz" ou d’une "hype" conséquente par rapport à certaines autres productions, et en retrouvant un système de production cher à l’esprit frondeur des seventies (dont Friedkin est issu) c'est-à -dire budget limité, peu d’acteurs, pas de stars, unité de lieu mais une liberté de ton totale et un contrôle absolu de l’œuvre, voilà qu’il nous pond un film malade et halluciné (voire par moments hallucinant !) digne de Philip K. Dick, un chef d’œuvre viscéral et intense. Mais pas seulement…
Adaptant une pièce à succès de Tracy Letts et reprenant son interprète principal (Michael Shannon impressionnant), le film s’attache à nous faire vivre au plus près l’inexorable descente en enfer d’un couple de naufragés de la vie. Mais loin d’être apathique et statique (c’est pas du théâtre filmé !), la réalisation de Friedkin épouse parfaitement l’état d’esprit des personnages. Que ce soit les travellings latéraux à l’extérieur qui font peser une menace sourde ou ses décadrages lorsque la caméra suit au plus près les personnages dans leurs déplacements et leurs délires. De même que son expérimentation, notamment dans les cadres, permet de composer de véritables tableaux (d’)hallucinés.
Un film où nous est donné à voir le génie de Friedkin à l’œuvre, s’appropriant une histoire au parti pris plutôt casse-gueule (deux personnages dans une chambre d’hôtel minable qui à force de délires paranoïaques pètent un plomb), pour livrer un film magistral. Bien que proposant des plans et des séquences hors de cette chambre, tout concourt en fait à nous enfermer de plus en plus dans la psyché torturée des personnages. Au-delà de simples respirations narratives, ces scènes extérieures nous ramènent inexorablement à l’intérieur. Renouant avec ses thèmes de prédilection, obsessions morbides, pulsions destructrices, contamination du mal, perte d’identité…, on ne peut pas dire que sa démarche relève d’un opportunisme forcené.
Agnès (Ashley Juddenfin convaincante) recluse dans une chambre miteuse d’un motel perdu en plein désert, n’arrive pas à faire le deuil de son fils disparu et vit dans l’angoisse permanente de voir débarquer son ex-mari violent qui vient de sortir de prison. Arrive un étrange voyageur, Peter (Michael Shannon) à qui elle va finir par se donner corps et âme…
Toute la presse s’est extasiée devant la séquence d’ouverture nous montrant le lieu de l’action vu d’un hélicoptère, d’abord de loin puis se rapprochant de plus en plus pour finalement se focaliser sur la chambre que l’on ne quittera pratiquement plus. Séquence magistrale certes puisque annonciatrice de la teneur paranoïaque du métrage (qui surveille, qui approche, qui téléphone avec insistance ?....) plongeant d’emblée dans l’ambiance. Mais c’est oublier le premier plan furtif qui ouvre le film. On y voit une pièce où les murs et les meubles sont recouverts de plastique, un cadavre gisant par terre, le tout baignant dans une lumière bleutée semblable à des U.V. Un plan qui parasite d’entrée le film, puisque l’on s’interrogera constamment sur la manière dont on y arrivera. Un parasitage à l’image de ce que provoquera le personnage du vagabond Peter dans l’existence d’Agnès et qui conduira au pire.
"Bug" signifie insecte comme ceux qui grouillent soi-disant sous la peau des personnages. Mais il signifie également micro caché.C’est donc l’état d’esprit de l’Amérique post 11 septembre qui est ici attaqué. Une Amérique qui vit enfermée entre quatre murs car persuadée d’être assiégée par une menace omniprésente et invisible. Cette obsession sécuritaire prend la forme d’un esprit qui imagine que son corps a été parasité par l’Autre.
Car d’emblée on sait que les insectes que Peter croit voir n’existent pas. Si au départ le doute était permis, très vite on assiste au dévoilement de sa vraie nature paranoïaque. Le but premier du film n’est pas de nous faire douter de la vraisemblance ou non de son histoire mais bien de montrer comment un esprit fragile, en perte de repères en vient à accepter la folie de l’autre. On en revient alors à l’unique sujet qui traverse sa filmographie que se soit L’Exorciste, Le Convoi De La Peur, Police Fédérale L.A. ou Traqué : la possession, ses conditions de possibilité et ses ravages.
Comme dans tout film de Friedkin, Bug suit un processus de contamination. Le personnage d’Ashley Judd accepte elle-même de basculer dans la folie de Shannon. Ce basculement intervient alors qu’il lui raconte son histoire tandis qu’elle s’est réfugiée dans les toilettes. Quand finalement elle en sort, elle se jette dans ses bras et la pièce se met à trembler de plus en plus, le bruit des pâles de l’hélicoptère devient assourdissant, la pièce est baignée dans une lumière aveuglante (le projecteur de l’hélico ?) limite stroboscopique, et tandis qu’on a l’impression que le monde s’écroule autour d’eux, elle tend la main vers sa tempe et saisit un de ces insectes imaginaires. Par ce simple geste, elle accepte de partager son obsession mentale. A la menace d’un monde violent (disparition de son fils, ex-mari brutal), elle préfère un monde fantasmatique dont les lignes de démarcation sont vacillantes mais où elle trouve l’amour.
Et oui, Bug est aussi une incroyable histoire d’amour. Un amour possessif et total qui rend Agnès imperméable à toute tentative de la ramener à la raison. Et Friedkin en cinéaste jusqu’au-boutiste ne rechigne pas à montrer les conséquences extrêmes qu’un tel amour couplé à une paranoïa maladive engendrent. Voir la séquence insoutenable où Shannon se triture la mâchoire à la recherche d’un hypothétique micro, ou le dernier quart d’heure tout entier lorsque la folie consume finalement et littéralement les personnages et le film. Une œuvre magistrale qui emprunte autant à David Lynch (la séquence où tout bascule pour elle mais aussi ces moments de latence, d’attente qui font monter la pression et augurer du pire) qu’à Mc Tiernan dans sa manière de filmer les face à face des personnages comme des séquences d’action à l’instar de Basic. Friedkin transcendant ainsi son huis-clos pour en faire un film incroyablement immersif.
Contrairement à ce que nombre de critiques pensent, Bug est moins un film paranoïaque (le doute sur un éventuel complot est assez vite levé) que sur la paranoïa elle-même. Comment elle se propage et ce qu’elle implique comme tourments émotionnels autant que physique. Les années passent et Friedkin reste toujours aussi inventif et virtuose. Libéré des contingences hollywoodiennes, il livre un film vraiment impressionnant tant dans son traitement visuel que par sa résolution radicale. Une véritable expérience à vivre, de laquelle on ne sort pas indemne.
BUG
Réalisateur : William Friedkin
Scénario : Tracy Letts
Production : Kimberley C. Anderson, Mickael Burns
Photo : Michel Grady
Montage : Darrin Navarro
Bande originale : Brian Tyler
Origine : Etats-Unis
Durée : 1h40
Sortie française : 21 février 2007