Suicide Club

Lien social, mode d'emploi

Affiche Suicide Club

Réalisateur atypique mais également figure de la poésie avant-gardiste nippone, Sono Sion réalise en 2001 Suicide Circle (renommé Suicide Club en Occident), qui demeurera son plus grand succès à ce jour.


Principalement connu des amateurs de films de genre asiatiques pour sa dimension gore (plus que réellement horrifique) et ses "effets spéciaux" (le mot est fort) plus "cheap" les uns que les autre, Suicide Circle est pourtant tout aussi intéressant sur le plan cinématographique de par sa structure originale et une réalisation qui alterne sobriété et kitsch sans aucun complexe. De même, le film propose une réflexion sociologique qui dépasse de très loin l'équation "société de consommation + individualisme = suicide des jeunes"auquel on pourrait hâtivement le réduire.

Premier élément à l'importance capitale : aucun des personnages du film n'en est réellement le héros. Ni Kuroda, le détective impuissant, ni Mitsuko, la jeune fille perdue qui découvre le secret du groupe Dessert, ni "The Bat", qui mène sa propre enquête ; les différents acteurs ne sont que des "organes"(pour reprendre la métaphore latine des "membres et de l'estomac") du corps social tout entier. Car la société japonaise est le véritable "héros" (à prendre au sens de "sujet") de Suicide Club, et les différents individus dont le spectateur suit le destin ne sont que les "extrémités"qui en constituent la partie visible. Dans cette perspective holiste, l'importance de l'homme lui-même est nulle, et Sono Sion le rappelle au spectateur en sacrifiant sans ménagement Kuroda lors d'une séquence d'une violence émotionnelle rare pour le personnage mais considérée selon un point de vue extérieur, scientifique, insensible devant le calvaire de l'individu impuissant à stopper une dynamique sociale.
Mais le processus que l'on croit être à l'œuvre, c'est à dire l'autodestruction de la société, ne peut pas non plus être combattu par la société elle même. La situation est ubuesque : la police est chargée de régler le problème des suicides, mais que peut-elle lorsqu'il n'y a ni criminel ni réellement crime ? En réalité, elle n'a une action que sur la face émergée de l'iceberg (ici "Genesis", ersatz de Charles Manson et son faux "Suicide Club") et non sur les tendances de fond. Corps spécialisé dans le contrôle social, inexistant dans les sociétés traditionnelles, la police est fondamentalement liée à la préoccupation majeure des sociétés modernes : la sécurité au sens propre, c'est à dire la préservation de l'intégrité physique des personnes. Ainsi, lorsque les enjeux deviennent "post-moderne"(et c'est bien le cas ici : un déficit de lien social), ce qui est resté "moderne"dans la société perd logiquement tout effet de levier : l'individu Kuroda est impuissant mais la société qui n'a finalement pas dépassé le stade du modernisme l'est également.

Suicide Club
 


Mais le diagnostic est-il valable ? Il l'est au moins en partie. Le film est traversé par les prestations des "Dessert", copie carbone des Morning Musume (groupe de très jeunes japonaises aux chansons lénifiantes), qui interprètent une chanson empruntée à Haruko Momoi: "Mail Me!". Il s'agit en fait de l'élan qui anime chaque protagoniste de Suicide Club qui manque tous de contact avec l'autre. C'est même un appel au secours que poussent silencieusement tous les japonais qui s'extasient devant ces pré-adolescentes starifiées. Attention toutefois à ne pas y voir une critique des nouvelles technologies comme facteurs de destruction du lien social : il s'agit plutôt de souligner qu'elles-mêmes échouent à le faire alors que leur puissance de socialisation est grande. Le "faux Suicide Club" de Genesis est un symptôme du délitement d'une société devenue étouffante et anonyme car trop vaste : les excès les plus horribles (le viol et le meurtre d'une jeune fille en musique...) expriment un besoin d'être connu et reconnu par l'autre dans une société ou, paradoxalement, tout le monde est proche et personne ne se connaît vraiment. Rajoutons au tableau pathétique l'incurie de la classe politique (symbolisée par le "tribunal"des enfants à la fin du film) incapable de saisir les problèmes à bras le corps, et toutes les conditions semblent réunies pour que la société, condamnée à mort par elle même, s'autodétruise. D'où, à première vue, la recrudescence des suicides.

Suicide Club
 


Néanmoins, cette explication est-elle réellement satisfaisante ? Les lycéennes sautant sous un train et leurs camarades se jetant du toit de leur établissement sont-ils des nihilistes produits par une société où le lien social est en crise ? Il faut plutôt y voir un mécanisme d'auto-défense de la société via les plus jeunes. En réalité, les nihilistes sont les salarymen qui se pressent sur le quai de la gare, attendant le train qui n'est qu'un trait d'union entre deux points de leur routine quotidienne. Les jeunes qui se suicident, encouragés par d'autres jeunes (les "Dessert") ont eux choisi, de façon maladroite mais spontanée, d'être originaux, de vivre (le paradoxe n'est qu'apparent) et, en fait, de partager enfin quelque chose avec les autres. Partage symbolisé par les rouleaux de peaux cousues entre elles trouvés par la police sur la scène de chaque suicide de masse. Comme les pratiques anthropophages de certaines sociétés qui consistent à manger le cadavre du mort pour le rendre "collectif", le suicide en groupe est l'occasion pour ces jeunes qui ont décidé d'agir contre le délitement de leur société de retrouver la cohésion que leurs aînés ont perdu de vue. Loin d'une vision nihiliste de l'acte, le suicide est ici une recherche de lien social poussée à l'extrême. Le diagnostic était donc bien faux : le suicide n'est pas le mal mais le remède, ou plutôt une composante de celui ci ; le véritable antidote est l'action, représentée dans sa forme la plus extrême (se donner la mort) par le réalisateur pour un impact plus grand.

Suicide Club
 


Le suicide est ainsi vu dans Suicide Club comme un acte collectif et une production sociale, ce que n'aurait pas renié Emile Durkheim : le manque de cohésion pousse les jeunes à retrouver celle-ci dans le suicide. Mais cette attitude extrême n'est qu'une métaphore de l'action sous toute ses formes, de l'originalité, de la spontanéité : pour Sono Sion, le salut d'une société nippone menacée par le délitement passe par ces trois concepts qui peuvent se résumer en un seul : "vivre". Le réalisateur peut alors se voir reproché lui-même un certain manque d'originalité : sur le fond, Suicide Club n'apporte finalement pas grand chose par rapport à Vivre, le chef d'œuvre d'Akira Kurosawa. Pourtant, Sono Sion peut s'enorgueillir d'innover sur la forme et de la plus agréable des manières qui plus est : bien que le message soit le même, pourquoi bouder son plaisir s'il est salvateur ? Force est de constater que cinquante ans exactement après le coup de maître de Kurosawa (1952-2002), une piqûre de rappel d'une telle qualité fait le plus grand bien.

JISATSU SAAKURU
Réalisateur : Sono Sion
Scénario : Sono Sion
Production : Seiya Kawamata, Junichi Tanaka, Toshiee Tomida
Photo : Kazuto Sato
Montage : Akihiro Oonaga
Bande originale : Tomoki Hasegawa
Origine : Japon
Durée : 1h39
Sortie française : Non.




   

Commentaires   

0 #1 Delorid 29-03-2015 23:59
Merci pour cette analyse, je ne savais plus quoi conclure de ce film dont je viens d'achever le visionnage. :) Et je suis tout à fait d'accord avec votre interprétation.

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