Sense8

The loveful eight

Affiche Sense8

Fans des comics de J. Michael Straczynski (Midnight Nation, ses Amazing Spider-Man…), les Wachowski invitent le scénariste en 2003 à une projection privée de Matrix Revolutions. 


Sitôt les lumières rallumées, les réalisateurs snobent les pontes de la Warner pour aller causer avec le créateur de Babylon 5. C'est qu'ils ont des choses à se raconter : "Nous avons en commun tous les trois, dira Straczynski quelques années plus tard, cette conviction que la tyrannie ne s'épanouie jamais aussi bien que lorsqu'elle parvient à diviser les gens selon leur sexe, leur parti politique ou n'importe quel autre critère. Nous croyons que ce qui nous lie – notre part commune d'humanité, nos rêves, nos espoirs – est plus fort et important que ce qui nous divise. C'est une très belle idée. Mais comment la dramatiser ?".
En 2009, les trois nerds passent une nuit à deviser sur la technologie et reviennent sur leur marotte en constatant que la prolifération des moyens de communication rapproche autant qu'elle divise les individus. De ce paradoxe naît au petit matin leur envie d'écrire un récit mettant l'accent sur l'empathie et la nécessité d'être sensible au monde et aux gens qui nous entourent. Reste à savoir sous quelle forme. Pour Straczynski, la réponse est évidente : "Aucun de nous trois n'aime les histoires superficielles. Si vous voulez étudier en profondeur un personnage, une philosophie, une politique ou une religion, vous avez besoin de temps." Autrement dit, vous avez besoin d'un feuilleton TV.
Encouragés au même moment par Jeff Robinov à réaliser un nouveau grand film de SF pour se refaire une santé à Hollywood suite à l'échec de Speed Racer, les Wachowski se lancent simultanément dans l'écriture de Jupiter Ascending pour la Warner, dans la difficile production de Cloud Atlas avec Tom Tykwer et dans le développement d'un pilote pour une série avec Straczynski : le début d'un marathon de six ans à travers le monde. Accaparés par les deux long-métrages, les Wachowski conviennent avec Straczynski de ne pas s'embarrasser pour le moment en allant pitcher leur projet aux chaînes. Ils écriront leur pilote en parallèle de leurs divers travaux et sur leur temps libre, comme une récréation.

Sense8

Octobre 2012, la post-production de Cloud Atlas touche à sa fin. La collaboration avec Straczynski est si émulatrice qu'ils n'ont pas un pilote mais les scripts des trois premiers épisodes et le déroulé complet d'une saison de dix segments d'une heure chacun (et, secrètement, de quoi nourrir quatre saisons supplémentaires). Les Wacho et leur producteur Grant Hill commencent à démarcher les networks pour vendre Sense8. Leur premier rendez-vous est avec Ted Sarandos, le boss des acquisitions de Netflix qui cherche depuis peu à produire davantage ses propres contenus. La réunion est à 10h00. Deux heures plus tard le trio sort déjeuner pour reprendre des forces avant la tournée des studios. Ils n'ont pas le temps de lire la carte du resto que Sarandos les appelle pour préempter Sense8 et le retirer du marché. Après la galère Cloud Atlas (un montage financier autant international qu'improbable qui obligea les cinéastes à hypothéquer leur maison suite à la banqueroute d'un de leur associé), voilà qui soulage les Wachowski. Une embellie qui ne durera pas : en juin 2013, Robinov est mis au placard pour une obscure tambouille interne. Sans leur unique soutien au sein de la Warner (Robinov avait greenlighté Jupiter Ascending sur la seule base du traitement et de la direction artistique), la post-production s'enlise, les rapports des projections tests sont catastrophiques (aidés par des copies de travail très peu finalisées) et la sortie se voit finalement repoussée de six mois, faisant rater au space opera la primordiale saison des blockbusters. Pendant ce temps Straczynski termine la pré-production de Sense8, parcourant en avril 2014 près de 50 000 kilomètres entre Los Angeles, New York, Londres, Reykjavik et Mumbai pour les repérages, les castings et finaliser l'écriture en adaptant les péripéties au contexte local. Car leur show sera tourné sur place, en décor réel afin d'être le plus raccord possible avec l'intention du projet et dans la lignée des deux précédents films des Wachowski.

Sense8

Ces derniers et Grant Hill mettent à profit leur expérience sur Cloud Atlas pour organiser une production éparpillée autour du monde. A chaque lieu son réalisateur. Steve Skroce rempile pour storyboarder les séquences les plus délicates et la fluidité des raccords de lieu à lieu sur lesquels reposent tout le concept du show, ainsi que Tom Tykwer qui, enfin un bon présage, vient tout juste de produire un long-métrage à Nairobi, ville d'un des personnages de Sense8 et cadre d'une des séquences les plus mouvementées de la saison. James McTeigue (V Pour Vendetta) et Dan Glass, responsable des effets spéciaux des Wacho depuis Matrix Reloaded, complètent l'équipe mise en scène.
Lorsque la post-production arrive à son terme durant l'hiver 2015, le premier épisode dure 1h45. Les Wachoswki, qui avaient dû mettre une heure de script de Jupiter Ascending à la poubelle, s'apprêtent à négocier longuement avec Netflix. Il n'en sera rien : la plateforme de VOD n'étant pas soumise à une grille horaire, elle leur laisse le champ libre pour redécouper les dix épisodes initiaux en douze parties de la durée qui leur semble la plus adéquate en terme de rythme et d'émotion. Ainsi les segments varieront de 45 à 66 minutes.

Une véritable aubaine tant les épisodes ne semblent de fait jamais calqués sur un même séquencier, chacun allant à son rythme avec ses propres temps forts et temps faibles si bien que l'on en oublie vite nos habitudes de téléspectateur capable de prévoir le prochain cliffhanger, la scène de rappel ou d'annonce, la fatidique révélation ou la fin d'un épisode. Les auteurs souhaitaient proposer un film de dix heures (douze au final pour le coup) et l'effet est assez réussi, d'autant que la structure en trois grands chapitres en pente douce chère à Straczynski fonctionne ici aussi bien que pour certains de ses comics. L'ambition militante des Wachowski alliée à la répugnance de l'auteur de Babylon 5 pour les intrigues à tiroir et autres mystères mystérieux ("Si vous soulevez une question, alors vous êtes tenus par l'honneur d'y répondre.") permet à Sense8 de vite évacuer la voie balisée du thriller surnaturel de l'introduction pour laisser la série dériver vers la chronique et l'étude de mœurs. Avec ces moments de pures contemplations, de confrontations sociales et d'introspections douloureuses, nous sommes davantage du côté de La Double Vie De Véronique (dont on retrouve le concerto fatidique) que de Heroes. Et qui s'attend à du team-up tout azimut entre les protagonistes mutants sera peut-être bien déçu devant les affres de Lito avec son ménage à trois ou Wolfgang se mettant bien dans son bain.

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Et d'ailleurs, qui sont ces protagonistes ? Ils sont huit, tous de culture différente, et ont au même moment la vision de la mort d'une femme. Dès lors chacun développe la faculté de se connecter physiquement ou émotionnellement à l'un des sept autres membres du cercle. Ce sont des Sensates : Wolfgang, casseur de coffre à Berlin, Kala, pharmacienne à Mumbai, Nomi, hacker trans à San Francisco, Riley, DJ londonienne, Will, flic de Chicago, Capheus, chauffeur de bus à Nairobi, Lito, acteur à Mexico et Sun, experte en arts martiaux de Séoul. Oui, c'est du cliché par paquet de douze (ou de huit). Mais en dramaturgie, partir de clichés n'est pas bien grave, c'est y finir qui est problématique. L'enjeu de Sense8 au cours de cette première saison consiste à dégrossir ces personnages en les confrontant à leur passé, à leurs conflits et surtout aux points de vue d'autres individus. L'histoire qui charpente cette longue et belle étude de caractères agit comme une note d'intention méta. Mais si, voyez : un "terroriste" recrute des individus exceptionnellement sensibles capables de percevoir une autre réalité que la leur et poursuivis par une organisation secrète… Et qu'était Matrix si ce n'est l'initiation de Neo selon un point de vue puis sa contre-initiation ? Sense8 est donc autant un "Cloud Atlas de douze heures" qu'une nouvelle configuration de la Matrice des Wacho après Jupiter Ascending. Et on voit à travers ce processus créatif comment les cinéastes désenclavent l'horizon de leurs récits à mesure que l'argument SF s'atténue jusqu'à devenir simple prétexte. La technologie qui unit et divise à la fois a fini par disparaître du champ, de la même manière que les post-ados connectés de Scott Pilgrim s'affranchissaient de l'espace et que persistait une connexion entre les victimes du Sampler dans Upstream Color.
Les Wachowski reprennent l'idée en l'agrémentant des raccords émotionnels à travers l'espace et le temps expérimenté sur Cloud Atlas, mais si ceux-ci avaient du sens pour les spectateurs, ils n'influaient pas sur la diégèse. Dans Sense8, ces raccords fonctionnent sur les deux niveaux et deviennent propice à de très belles idées de mise en scène, comme lorsque plusieurs Sensates se relaient pour en sauver un autre ou plus régulièrement pour refléter l'état d'esprit d'un personnage (par exemple, face à un choix cornélien l'un d'eux rejoint Sun dans sa cellule d'isolement).

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Une approche plus intime et axée sur les relations humaines que confirmait Straczynski à Collider : "Je travaillais avec James Cameron il y a quelques années sur un remake de Planète Interdite et il a dit l'une des choses les plus intelligentes que je ai jamais entendue sur la Science-Fiction : "Je pensais que la SF mettait en scène des personnages familiers dans des contextes inhabituels. Il m'a fallu dix ans pour réaliser que c'était faux. Ça se joue sur les relations, pas les paramètres. Terminator 2 était une relation père/fils, même si elle ne l'est pas. Aliens était une relation mère/fille, même si elle ne l'est pas."
Bien que les relations entre les huit personnages principaux sont mouvantes et plurielles, elles se structurent durant ce premier run par affinité et complément : Wolfgang le parricide noue une complicité avec Kala qui ne parvient pas à tuer le père, Will partage la culpabilité de la perte d'une enfant avec Riley, Lito et sa double vie entre en relation "intime" avec Sun qui renonce à la sienne, Capheus fantasme sur la masculinité exacerbée de Jean-Claude Van Damme tandis que Nomi a définitivement tourné le dos à la sienne. De cette manière, les Wachowski et Straczynski esquissent une troupe de personnages terriblement attachants qui emporte définitivement l'adhésion avec la conclusion de la première partie (fin du quatrième épisode) et cette séquence casse-gueule sur le papier mais pourtant admirable des huit Sensates reprenant ensemble What's Up des 4 Non Blondes. Devant les nombreuses séquences du genre qui émaillent Sense8, les captifs de l'hyperréel auront vite fait d'hululer "SFR !", "Benetton !" ou n'importe quelle marque ayant repris à son compte le plus petit dénominateur commun d'une culture pour la dévoyer, continuant de reprocher à la fiction ce qui est toléré pour le marché. Mais le trio d'auteurs répond à sa manière à ce réflexe dévitalisant au sein même de leur mythologie car il s'avère que les Sensates ne sont pas à proprement parler des mutants. En effet, toute l'humanité disposait auparavant des mêmes capacités. La grande majorité des humains tels qu'ils apparaissent aujourd'hui sont ainsi le fruit d'une évolution qui les a délestés de l'empathie afin de rendre leur capacité de prédation plus efficace. La charge n'est ni légère ni innocente, et elle est d'autant plus pernicieuse qu'elle se trouve, comme tout ce qui a trait à l'arc mythologique de cette saison, reléguée au second plan entre une évocation des Invisibles d'Islande (oh, the irony) et une mère/ange dont on ne sait absolument rien. Avec ces loustics, il y a fort à parier que les livraisons suivantes ramèneront ce discours critique sur le devant de la scène, Cf. Rising Stars de Straczynski.

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L'indéniable réussite de Sense8 réside surtout dans l'harmonie créatrice entre les Wachowski et leurs collaborateurs, prouvant qu'ils savent mettre à bon escient leur boulimie syncrétique. Plus que leur prosélytisme, qui semble avoir gêné des spectateurs aux USA, on ressent à travers Sense8 tout ce qui enchante dans les œuvres de J. Michael Straczynski : son altruisme, son indulgence, sa cosmogonie personnelle (on pense à la réincarnation selon les Minbari ou à l'amour entre télépathes évoqué dans la première saison de Babylon 5 – qui donne lieu ici à la plus fantastique scène de partouze depuis… Le Parfum d'un certain Tykwer. C'est bien foutu).
On dit de Sense8 que c'est le nouveau Lost (et il y a en effet de l'ADN commun puisque Damon Lindelof s'est inspiré de la structure de Babylon 5), mais avec cette famille de personnages aussi attachants que bousculés, appelés à combattre leurs démons via des apparitions spectrales, on peut aussi y voir une version comic book de Six Feet Under. Ne reste plus qu'à espérer que Sense8 nous offre une ascension émotionnelle aussi mémorable que la série d'Alan Ball. La saison 2 étant déjà quasiment écrite, c'est bien parti pour.





SENSE8
Réalisation : The Wachowskis, Tom Tykwer, James McTeigue & Dan Glass
Scénario : The Wachowskis & J. Michael Straczynski
Production : Marcus Loges, Alex Boden, Grant Hill...
Photo : John Toll, Danny Ruhlmann
Montage : Joe Hobeck & Joseph Jett Sally
Bande originale : Tom Tykwer & Johnny Klimek
Origine : USA
Durée : 12 x 55 minutes
Sortie française : 5 juin 2015