La Ritournelle Du Démon
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- Rétroprojection par Julien B. le 2 mars 2015
Oni soit qui mal y pense
Dans les années 50, non loin du village viticole d'Onikôbe, le détective Kôsuke Kindaichi (Kôji Ishizaka) prend quelques vacances dans un établissement thermal.Â
Il est bientôt rejoint par son ami l'inspecteur Isokawa (Tomisaburô Wakayama) qui lui demande de s'intéresser à une affaire non classée datant d'une vingtaine d'années s'étant déroulée dans ce village de montagne. Le détective accepte l'affaire, bien qu'il soit avant tout là pour se reposer. Bientôt la disparition d'un notable suivie du meurtre à l'étrange mise en scène d'une jeune fille d'une des deux grandes familles d'Onikôbe viennent définitivement mettre fin à ses envies de villégiature. D'autant que la vieille ritournelle dont s'est inspiré le meurtrier semble avoir plus d'un couplet...
Durant l'entre-deux guerres, les romans policiers à base de nursery rhymes (1) d'Agatha Christie et de S.S. Van Dine connaissent un grand succès au Japon, notamment auprès des jeunes citadins via des magazines tel que Shinseinen, publiant les traductions de ces auteurs occidentaux mais aussi la production d'écrivains locaux. Seishi Yokomizo, le futur auteur des enquêtes de Kôsuke Kindaichi, est de ceux-là . Malgré cet engouement, les histoires écrites par les romanciers de l'archipel ne s'engagent pas dans ce sous-genre du polar. A l'instar de leurs homologues anglo-saxons créant ces histoires en réaction à la première guerre mondiale, il faudra que les écrivains japonais soient confrontés à la violence et à l'absurdité de la seconde guerre mondiale pour voir apparaître une version locale de ces meurtres à base de comptine. Yokomizo sera le premier à s'engager sur cette voie.
Au milieu des années 70, les romans de Seishi Yokomizo sont quelque peu tombés dans l'oubli, en partie à cause de Seichô Matsumoto et ses polars plus réalistes de la fin des années 50. En 1975, alors qu'il vient d'hériter de la présidence de la maison d'édition Kadokawa Shoten suite à la mort de son père, Haruki Kadokawa décide de relancer l’intérêt pour les enquêtes du détective en kimono et à la chevelure en nid de moineaux, Kôsuke Kindaichi, en mettant en chantier une adaptation du Clan Inugami (2) pour le grand écran parallèlement aux rééditions des romans. Pour se faire, il va ouvrir une branche de production cinématographique à la Kadokawa, la Kadokawa Haruki Jimusho. Le pari est risqué à une époque où le cinéma lutte pour sa survie face à la télévision, la Nikkatsu s'étant alors tournée vers le roman porno et la TOEI vers plus de réalisme et de violence pour ses films de yakuzas avec le jitsuroku. En 1976, le film réalisé par Kon Ichikawa sort alors à grand renfort de publicité. C'est un succès retentissant, en salles comme en librairies.
Les romans de Yokomizo avaient connu d'autres adaptations compte tenu de l'engouement qu'ils avaient provoqué à partir de 1946. Une série de films avec Chiezô Kataoka (3) dans le rôle de Kindaichi à la fin des années 40, The Vampire Moth avec Ryô Ikebe en 1956 réalisé par Nobuo Nakagawa ou encore une version de La Ritournelle Du Démon avec Ken Takakura en 1961 avaient vu le jour. Mais ces films ne faisaient que reprendre l'intrigue des romans en les transposant dans un univers urbain de film Noir, Kindaichi y portant le smoking et jouant du pistolet. Ichikawa de son côté est rompu à l'exercice de l'adaptation (4), travaillant en tandem avec sa femme, Natto Wada, avec qui il co-signe ses scénarios jusqu'au documentaire Tokyo Olympiades en 1965. Cette dernière se retire alors du monde du cinéma, n'aimant pas la façon dont évolue la grammaire du médium et le fait que l'on n'y prenne plus les sentiments au sérieux. (5) Une seconde partie de la carrière d'Ichikawa débute alors, avec des films toujours centrés sur l'humain, toujours dotés d'un certain humour mais moins emprunts d'optimisme, plus enclin à une certaine ironie et dirigés vers une de ses passions : les écrits d'Agatha Christie. (6)
Toute adaptation apporte son lot de trahisons nécessaires et Ichikawa prend plus de distance avec le matériau de base dans ce second film (produit par la Toho cette fois). Mais il reste totalement dans l'esprit des écrits de Yokomizo, partageant ce côté portraitiste acerbe de la nature humaine non sans une once d'humour noir. Il ré-agence ainsi la chronologie des informations divulguées. Par exemple dans le roman, le lecteur connaît la ritournelle d'entrée de jeu. Dans le film, on en sait autant que Kindaichi : les couplets sont dévoilés au compte-gouttes par une espiègle grand-mère qui semble se jouer du détective comme du spectateur. Ichikawa coupe dans la multitude de personnages du livre pour mieux se concentrer sur les portraits de certains. Dans cette optique, il change aussi la façon dont finit le meurtrier, renforçant son destin tragique et faisant passer le whodunitau second plan. Au second plan car toujours pour mettre le spectateur au même niveau que le détective, l'identité du meurtrier n'est à ce moment plus un secret. C'est d'ailleurs là un des seuls points faibles du film (avec la musique pas toujours très heureuse) : l'aspect daté de l'intrigue.
Le film dure environ 2h20 et jamais le rythme ne baisse. Entre deux passages d'un classicisme certain, le réalisateur distille les effets afin d'attirer l'attention du spectateur sur un élément clé ou le mener sur une fausse piste. Ils sont tantôt subtils comme le plan d'ensemble qui se resserre subrepticement lors d'une discussion. Ou alors, ils versent ouvertement dans l'expérimental lorsqu'un indice probablement capital est livré : sur-découpage épileptique de plans du visage de Kindaichi accueillant la nouvelle ou gros plans de son regard et d'une de ses oreilles dans un noir et blanc saturé. On peut y voir là comme une réminiscence du passé d'animateur d'Ichikawa. Ces effets, dont certains ont déjà été utilisés dans le film précédent, servent aussi à renforcer l'impression de surnaturel laissée par les événements. Pour plus d'impact, le réalisateur modifie ainsi le second meurtre par rapport au livre, accentuant son ton fantastique et grotesque. Tout cela n'aurait dépareillé ni dans un kaidan (film de fantômes) de Nobuo Nakagawa ni dans un Nobuhiko Obayashi des années 70. Ce dernier réalisera d'ailleurs une comédie avec l'enquêteur en kimono : Les Aventures De Kindaichi en 1979. Seishi Yokomizo y fait un caméo dans son propre rôle, recevant des valises pleines d'argent des mains de... Haruki Kadokawa. Le succès en salles de ces multiples adaptations relancera d'ailleurs la carrière de l'écrivain durant cette période, qui donnera suite aux aventures de son détective, portant le nombre de ses enquêtes à 77.
Ichikawa prend aussi un moment au sein du film pour nous donner un cours d'histoire du cinéma : pour illustrer le métier de benshi (commentateur de films muets) de la victime du meurtre non élucidé par Isokawa vingt ans auparavant, il insère un extrait d'un Tange Sazen (7) puis pour expliquer le déclin de ce métier à cause de l'arrivée du parlant, nous montre un extrait de Cœurs Brûlés (Morocco). Ce n'est pas innocent car le film de Josef von Sternberg fut le premier parlant à être sous-titrés en japonais. Il eût un grand succès au Japon et le sous-titrage sur le côté droit de l'écran devint la norme pour les films étrangers. Le sens du rythme et le souci du détail quasi maladif d'Ichikawa sont parfaits pour le genre. Il lui permet aussi de poursuivre son étude de la nature humaine (histoires de familles, poids de l'héritage, ...) et de continuer à peindre des portraits, en particulier de femmes (dont ici celui de la magnifique Keiko Kishi dans le rôle de Rika, la tenancière de l'établissement de bains).
Après La Ritournelle Du Démon, Kon Ichikawa réalisera trois autres adaptations des enquêtes de Kôsuke Kindaichi dans les années 70 (8) et à son grand regret ne mettra pas en scène celle du Village Aux Huit Tombes de 1977. Il se rattrapera en 1996 en tournant sa version avant de remaker en 2006 Le Clan Inugami deux ans avant sa mort. (9) Kôji Ishizaka sera quant à lui à jamais indissociable du rôle du détective à la chevelure en nid de moineaux.
(1) Genre du roman policier dans lequel le meurtrier calque son modus operandi sur une comptine pour confondre les enquêteurs. Le premier du genre est crédité à S.S. Van Dine avec The Bishop Murder Case (Le Fou Des Echecs) mais c'est Agatha Christie qui l'élèvera au rang d'art avec notamment La Maison Biscornue ou Dix Petits Nègres.
(2) Le roman est édité chez nous sous le titre La Hache, Le Koto Et Le Chrysanthème. Deux autres Yokomizo ont été traduits chez nous : La Ritournelle Du Démon et Le Village Aux Huit Tombes.
(3) Vu dans Le Mont Fuji Et La Lance Ensanglantée de Tomu Uchida ou 13 Assassins de Eiichi Kudô.
(4) Avant sa série de films adaptant Yokomizo, il a porté à l'écran La Harpe De Birmanie de Michio Takeyama, Feux Dans La Plaine de Shôei Ooka, Natsume Sôseki avec Le Pauvre Cœur Des Hommes ou encore Je Suis Un Chat. Et aussi une version de La Clé de Junichiro Tanizaki ou encore la plus belle adaptation du Pavillon D'Or de Mishima avec Raizô Ichikawa dans le rôle de Goichi.
(5) Peu de temps après lui sera diagnostiqué un cancer du sein, maladie contre laquelle elle luttera jusqu'en 1983.
(6) Ichikawa est fasciné par la dissection de la nature humaine proposée par la créatrice d'Hercule Poirot et se posera la question dans une interview sur le fait qu'elle n'ait jamais reçu le prix Nobel de littérature.
(7) Extrait de film commenté par un benshi toujours en activité dans les années 70, ayant commencé enfant ce métier : Shunsui Matsuda. Il créa en 1952 une fondation portant son nom ayant pour but la conservation et la diffusion des films muets japonais. Son fils, Yutaka Matsuda, continue l'oeuvre de son père et est le fondateur de la société Digital Meme qui édite notamment des DVD de ces films, via la série des Talking Silents.
(8) Hell's Gate Island (Gokumontô) en 1977, Queen Bee (Joôbachi) en 1978 et The House Of Hanging (Byôinzaka No Kubikukuri No Ie) en 1979.
(9) A propos d'Ichikawa, en plus du très joli documentaire de Shunji Iwai (The Kon Ichikawa Story), un très bon livre en anglais existe, regroupant des textes de critiques (Donald Richie, Tadao Sato, Max Tessier...) sous la direction de James Quandt chez Cinematheque Ontario Monograph.
AKUMA NO TEMARI-UTA
Réalisation : Kon Ichikawa
Scénario : Kon Ichikawa d'après le roman de Seishi YokomizoÂ
Production : Kon Ichikawa & Osamu Tanaka
Photo : Kiyoshi Hasegawa
Montage : Nobuo Ogawa & Chizuko Osada
Bande originale : Kunihiko Murai
Origine : Japon
Durée : 2h14