Entretien - Mathieu Kassovitz

La grotte des rêves perdus

Mathieu Kassovitz

A quelques semaines de la sortie de son nouveau film sur les évènements de la grotte d'Ouvéa, L'Ordre Et La Morale, en salles le 16 novembre, nous avons rencontré Mathieu Kassovitz prêt à défendre un projet qu'il porte depuis plus de dix ans.



Comment est né le projet 
?
L'idée m'est venue par mon père qui m'a donné un livre à lire qui s'appelait Enquête Sur Ouvéa (1989), un livre fait par la Ligue des Droits de l'Homme. Il s'agissait d'un minute-à-minute consciencieux des événements, qui a révélé les tortures, les exactions au-delà de l'assaut, et qui a révélé tous les dessous de cette affaire, dont la seule version était alors la version officielle, celle du gouvernement au moment des faits.

J'ai lu ce document qui était quasiment un scénario pré-écrit avec toute l'action que vous voyez dans le film et le personnage principal. Tous les éléments étaient là. Mon père m'avait donné ça en disant “Ça ferait un bon film”, et il avait raison. Par contre, ça nous a pris dix ans pour réussir à rencontrer les gens, les kanaks, ceux qui étaient concernés par cette affaire, et de les convaincre de l'utilité de faire un tel film. Ça a été un vrai travail, qu'on a commencé en 2001 et qui s'est terminé il y a quelques mois.

L'Ordre Et La Morale
 


Dans ce minute-à-minute, j'imagine que vous avez dû couper des éléments. Vous avez fait des adaptations de livres, pour Les Rivières Pourpres par exemple, est ce que c'est un peu le même travail ?
Quand on adapte Les Rivières Poupres, il faut réduire cinq cent pages de livre en deux heures. Il faut savoir ce qui t'intéresse dans la construction et aller le chercher.

Là, tu rentres dans un truc encore plus pointu. Dans le cas d'un bouquin, tu ne veux pas trahir l'auteur ; là tu ne veux pas trahir la réalité et tu ne peux pas te permettre des adaptations personnelles de faits réels. Tu es au contraire obligé d'aller voir les gens qui te confirment à droite et à gauche que ce que tu vas montrer est bien la réalité. Quand tu as envie de montrer quelque chose et qu'un mec te dit “Non mais ça c'est toi qui fantasme”, et bien même si ça ferait une scène cool, tu es obligé de l'enlever parce que ça ne correspond pas à la réalité. Le challenge a plusieurs aspects : arriver à réunir dix jours d'évènements très complexes en deux heures, parvenir à faire passer une histoire politique très complexe en deux heures, et faire passer une histoire humaine très complexe aussi en deux heures. Tu n'y arrives seulement si toutes les phrases, toutes les scènes, tout est régi dans un ordre qui fait que le spectateur peut suivre le film comme un thriller, tout en regardant un film politique. Il ne faut pas perdre les gens dans cette complexité là. Le challenge est là : arriver à ce que les spectateursenglobent les choses les plus importantes de cette histoire et se l'approprient pour garder l'émotion qui permet de rentrer dans une histoire.


Ce qui était étonnant, c'est qu'au milieu de ça, il y avait un personnage, Legorjus, qui a tout vécu. A partir du moment où tu as quelqu'un qui a été pris en otage, puis qui va négocier avec les hommes politiques, les militaires, les kanaks, tu te dis “Il suffit de le suivre lui”. Si je ne l'ai pas lui, comment je peux raconter cette histoire ? Dix minutes avec les kanak ? Dix minutes avec les politiciens ? Dix minutes à Paris ? Dix minutes avec les militaires ? Je n'ai pas de fil rouge. C'est ce personnage là qui permettait de faire un film. Sinon il fallait faire un documentaire. C'est ce personnage là qui devenait symbolique et c'est là que je me suis dit : “Comme je raconte une histoire réelle, je dois rester avec lui, parce que comme j'ai Philippe Legorjus avec moi, il pourra me dire ce qui est vrai ou faux”.
Si je sors de son point de vue et que je vais raconter une autre histoire à laquelle il n'était pas présent, je n'ai plus cette garantie là. Et à partir de là, cinématographiquement parlant, quand tu te fixes une  éthique de mise en scène, tu ne peux pas t'en échapper. A certains moments, j'avais des choses à raconter mais Philippe n'était pas là. Comment je fais ? Legorju n'a pas vu de tortures, il n'a pas vu de mecs se faire balancer du haut d'hélicoptères. Par contre c'est arrivé. Je peux faire en sorte que lui même l'apprenne, par la bouche d'un kanak : “Non je ne peux pas monter dans un hélicoptère, on a balancé des gens !” Il l'apprend, mais surtout le spectateur l'apprend. Mais je ne peux pas faire une scène avec un mec se faire balancer d'un hélicoptère si Legorjus n'est pas là. Et il ne l'a pas vécu, je ne peux pas le mettre dans une scène ou il verrait ça. C'est un exercice passionnant. Beaucoup plus intéressant que d'être libre de faire ce qu'on veut.


L'Ordre Et La Morale
 

On dirait que certains appareils sont en 3D. L'armée vous a aidé ou prêté du matériel ?
On a fabriqué un hélicoptère en bois qui est celui dans lequel on voit les gens monter. On l'a fait voler en 3D, puis on en a rajouté d'autres en digital. Il y a un véhicule blindé bleu entièrement construit en contreplaqué, sans moteur, il est tiré par la jeep qui est devant.

Ça a été très difficile. Les militaires étaient pour nous prêter du matériel parce qu'ils savent qu'ils ont besoin de ça. Mais les haut-gradés étaient contre parce qu'ils ne se posent pas de questions. Les politiciens suivent l'avis des généraux. Ils ne veulent pas se poser de questions ou aller plus loin. C'est une mauvaise façon d'aborder le sujet. Ils n'assument pas leurs responsabilités jusqu'au bout. Ce qui est la suite logique des raisons pour lesquelles ce genre d'événements peut arriver.


L'Ordre Et La Morale
 


Dans le film il y a une référence à Apocalypse Now qui est assez évidente, quand Legorju regarde les pales du ventilo allongé sur son lit. Avez-vous revu des films qui vous ont influencé consciemment ?
Pour moi, il n'y a pas de référence à Apocalypse Now dans ce film.


Ah bon ?
Non, mais il faut comprendre que la forêt, les hélicoptères et les ventilateurs, c'est des choses qui sont communes à ce genre de cinéma et qu'il est très difficile, si tu as un ventilateur et un hélicoptère, de ne pas faire correspondre le bruit des pales...


Vous savez que tout le monde va penser à ça...
Si Apocalypse Nowne l'avait pas fait, moi je l'aurais fait sans problème, parce que c'est évident. Et le premier plan d'Apocalypse, avec le bruit des pales d'hélicoptère, je ne peux même pas dire que c'est une référence... Je n'ai pas du tout essayé de faire cette référence-là. C'est juste que j'avais écrit qu'il regardait le plafond, et que c'est plus intéressant d'avoir un ventilateur. Après tout s'enchaîne. Mais je ne me suis pas dit “Tiens je vais faire une référence”. Au contraire, je ne vais pas faire cette référence-là, ce serait nul de la faire officiellement. Non, la référence à Apocalypse Now, ce serait plus, et encore une fois ce n'est pas volontaire, dans la voix off : un personnage qui essaie de comprendre ce qu'il fait là, pourquoi il avance et pourquoi il va jusqu'au bout. Mais c'est le film qui nécessitait ça. Non, mon problème est de m'éloigner le plus possible d'Apocalypse Now. J'y ai pensé. Je me suis dit : est ce qu'on peut faire exploser l'île ? (rires) Ils m'ont dit non. Est ce que je peux avoir Marlon Brando ? Non. Bon ok. Non non, tu veux te sortir de là, tu veux t'éloigner de La Ligne Rouge. Je n'ai évidemment pas revu ces films-là avant de commencer le mien. Je me serais tiré une balle ! Je n'avais pas les moyens, mon film n'avait pas l'envergure cinématographique des leurs, qui ne sont pas des histoires réelles. Ils avaient le droit de faire ce qu'ils voulaient.


J'ai un scénario complexe, j'ai une histoire assez forte. Soit tu essaies de faire le malin, soit tu essaies d'être dans le pseudo-réalisme avec une caméra à l'épaule qui suit le héros tout le temps, et tu fais du Paul Greengrass, du faux-reportage. Pour moi, c'est très difficile à regarder parce que je n'arrive pas à me concentrer sur quelque chose. Soit tu dis : “Je fais confiance à mon sujet, je fais confiance à ce que je veux raconter, et la mise en scène je dois l'effacer au maximum. Je dois être le plus propre possible.” La mise en scène va alors prendre une place qui n'est pas imposée. Ça va donner au film assez d'assise pour que le spectateur se concentre sur ce qui se passe et pas sur “Ah tiens y a une belle image, un plan de grue”. Il n'y avait pas de grue. On n'avait pas trop de matériel pour faire de la mise en scène, et pas trop de temps non plus. Donc je l'ai reléguée au second plan et je me suis intéressé au sujet. Et elle devient plus forte aussi parce que tu prends le parti de ne pas en faire.

Pourtant elle semble omniprésente, notamment lors de l'attaque du commissariat.
Oui mais ça fait partie des deux petits trucs. J'ai longtemps hésité. Comment faire une scène comme ça sans faire un minimum le malin ? Comment je montre le flashback ? Quoi qu'il se passe, c'est une astuce. Donc autant aller jusqu'au bout. Mais j'essaie de ne pas trop en faire.


L'Ordre Et La Morale
 

Il y a aussi un report de point (changement de focus) dans l'aéroport, avec le son qui passe d'un personnage à l'autre.
Ah oui sur les personnages du fond ! Ça c'est des petits trucs de base !

J'aime bien jouer avec le son et l'image différemment. Voir quelqu'un au premier plan, entendre les gens parler au fond... Ce qui est intéressant avec une caméra, c'est qu'elle est limitée, donc tu es obligé de travailler autour de cette limitation. C'est un outil. Tu l'utilises comme tu utiliserais un scalpel ou un pinceau. Tu ne vas pas utiliser n'importe quel pinceau pour représenter une émotion particulière, ou pour peindre un ciel. Tu ne le peints pas avec le même pinceau que pour peindre un visage. Tu n'utilises pas les mêmes objectifs ou les mêmes mouvements de caméra pour filmer une émotion ou une autre. La mise en scène est très intéressante à cause de ces contraintes techniques.

Pour moi, le cinéma, ce ne sont pas des artistes en train de faire leur travail chacun de leur côté, c'est un groupe d'ingénieurs qui fabriquent un objet. C'est cette collusion de talents qui arrivent à faire un objet. Après c'est bien ou pas, mais un film  n'est qu'une suite d'accidents. Ça n'est jamais vraiment préparé. Tu ne peux pas. Moi je me considère comme un ingénieur qui fait partie d'une entreprise et qui fabrique un objet. C'est un travail très intéressant parce qu'il peut se faire avec les autres, il ne peut pas se faire seul.


L'Ennemi Intime de Siri fut attaqué pour son aspect soi-disant “trop américain”. Vous n'avez pas peur de subir le même sort ?
Je ne suis pas sûr que la critique sur le film de Siri ait porté sur le fait qu'il soit trop à l'américaine. Moi ce que j'en ai vu, c'est qu'il a parlé de problèmes personnels de gens, à travers la guerre d'Algérie. Ça n'est pas du tout mon cas. J'ai parlé d'un problème politique qui englobe d'autres problèmes, dont des problèmes humains. Mais sans la politique, le film n'a aucun intérêt. S'il n'y avait pas eu l'histoire de Mitterrand et Chirac derrière, je n'aurais certainement pas fait le film, parce que ça n'aurait été qu'une tragédie comme il en existe une centaine tous les ans. C'est ce contexte-là qui donnait de l'intérêt au film. Donc par rapport au film de Siri, ou a ces films-là, comme Indigènes, on s'en éloigne parce qu'on a la chance, ou l'horreur, d'avoir une histoire qui réunit tous ces éléments en un seul film.

Après, que les gens disent “C'est trop comme ci ou trop comme ça”, je ne sais pas. La question que les gens devraient se poser, c'est : “Est-ce qu'il est intéressant de parler de ce genre de sujets vingt ans plus tard ou est ce que c'est sans intérêt, et qu'aujourd'hui on est passé à autre chose ?” Est-ce qu'on voit à travers ce film autre chose que l'histoire des kanaks ? Est-ce que ça peut se refléter sur des évènements plus proches de notre quotidien ? Ça, c'est au spectateur de le dire. Est ce que le spectateur prend cette information et va la traduire pour sa propre expérience, ce n'est pas à moi de le dire. C'est à vous, spectateurs.

L'Ordre Et La Morale
 


En quoi pensez-vous que vos différentes expériences aux USA, notamment Babylon A.D., vous ont servi ?
De confirmer des choses dans lesquelles on est bon et celles sur lesquelles on est moins à l'aise. Je sais que je suis bon si j'ai le contrôle de mon film de A à Z. Ça ne veut pas dire “avoir tout ce que je veux”, parce que c'est bien d'avoir des contraintes. Mais au moins de pouvoir s'exprimer et d'aller au bout de son idée. Quand, sur un film comme Babylon A.D., je ne peux pas aller jusqu'au bout de mon idée pour diverses raisons, dont l'imbécilité du comédien principal et le manque de professionnalisme du producteur, je me retrouve face à un film que je ne contrôle plus. Et donc je me retrouve à faire un film qui n'est pas le mien. Je vais jusqu'au bout de mon travail, mais je m'arrête là. Je ne fais pas de promo, je ne revendique pas le film, parce que ce n'est pas le mien. Pour pouvoir être heureux, pour pouvoir revendiquer le film, assis avec vous, et pouvoir défendre mon projet, que vous l'aimiez ou pas, il faut que j'en sois sûr, il faut que je puisse défendre tout. 
Quand j'ai commencé à faire Babylon A.D., je me suis dit qu'à la première critique qu'on me ferait, je dirais “Oui vous avez raison”. Mais je ne vais pas commencer à démonter mon propre film devant les médias et dire “Oui oui” et expliquer pourquoi. Je l'ai fait. Il y a un documentaire magnifique sur Babylon, un making of incroyable... On va le balancer sur YouTube bientôt parce que c'est vraiment incroyable.

Il a déjà une certaine réputation...
C'est comme le film de Terry Gilliam. On se dit : “Qu'est ce que c'est que ce merdier ?” et le making of est plus intéressant que le film... Donc je me suis rendu compte que pour faire un film comme celui-là par exemple, on ne pouvait faire aucun compromis. Les compromis, tu ne t'en rends pas compte, mais tu les fais très tôt, quand tu signes les contrats. Tu te dis “On verra ça plus tard, ça va s'arranger”. Non ça ne va pas s'arranger. Il faut se dire très vite : “Voilà, c'est comme ça qu'on va le faire, si vous n'êtes pas d'accord, merci beaucoup, au revoir”. Tu prends un risque, mais tu ne peux pas faire autrement. Et ce qui ne te tue pas te rend plus fort.


Merci à WayToBlue et à Mathieu Kassovitz pour sa disponibilité.