L'Etrange Festival 2015

De l'autre coté du miroir

Affiche L'Etrange Festival 2015

La vingt-et-unième édition de l’Etrange Festival qui eut lieu du 3 au 13 septembre dernier fut une nouvelle fois à la hauteur de son ambition : nous mettre le nez dans le cinéma "autre" des quatre coins du globe.


L’Etrange a pris conscience de son rôle de défricheur de talents atypiques durant ces vingt dernières années, preuve en est la création d’une section Nouveaux Talents mettant en avant des premiers longs prometteurs. L’autre nouveauté, MondoVision, accueille le surplus de films de tous horizons qui ont attiré l’œil des sélectionneurs (le génial Upstream Color de Shane Carruth en fait partie). Cette démultiplication des à-cotés rend la compétition plus anecdotique mais multiplie les occasions de tomber sur des oeuvres marquantes. Un défi encore une fois relevé en dépit de l’absence de véhicule hollywoodien (The Voices l’an dernier) ou de coup de cœur au succès évident (It Follows). L’Etrange Festival avance à son rythme et en confiance, laissant de plein gré les pelloches plus mainstream aux autres festivals. Morceaux choisis de cette édition 2015, aux forts accents de comédie et à l’étrangeté intacte.


GORILLES DANS LA BRUME LONDONIENNE
Ben Wheatley, habitué de l’Etrange depuis le succès des projections de Kill List en 2011, était une nouvelle fois présent cette année pour présenter sa carte blanche pleine de belles pépites. En tête, le très immersif film médiéval Marketa Lazarova. Mais Weathley portait aussi la casquette de producteur pour le premier film de son compère Steve Oram, Aaaaaaaah!, projeté en première française dans la section Nouveaux Talents.

Co-scénariste et acteur principal de Touristes dans lequel un couple d’apparence normale se muait en tueurs de sang froid, Oram s’affranchit encore plus ici des convenances et du vernis de la civilisation : imaginez que nous redevenions tous comme nos lointains cousins les singes, ne nous exprimons par des cris et grognements en suivant les règles des sociétés primates. Le réalisateur novice assume jusqu’au bout sa ligne rétro-darwinienne en faisant évoluer dans le Londres actuel et ses quartiers résidentiels des primates à forme humaine, transformant les maisons en territoires et établissant des hiérarchies avec des dominants.

Aaaaaaaah!
Denise vit avec sa mère, son copain et le nouveau mâle alpha qui a chassé le père avec l’accord du copain. Les mâles étant de vrais pique-assiettes, cette nouvelle configuration n’enchante guère Denise. Mais Smith et Keith débarquent dans le quartier et leur rencontre avec la jeune femme va brutalement faire exploser le foyer. Cette intrigue simple mais bien tenue parvient à développer l'idée sans craindre de tomber dans le scabreux et la vulgarité (le John Waters des débuts n’est pas loin). A travers des situations banales comme une soirée télé, une fête, une rupture vues par les réactions de ses singes, Oram démontre la fine frontière entre les attitudes de ses contemporains et des animaux, ainsi que la nécessité de règles pour envisager un vrai lien social. Mais Aaaaaaaah! exploite surtout le décalage comique entre apparence et attitude, point besoin de dialogues, les réactions simples sont rapidement assimilées, les acteurs complices nous prodiguant de belles variations de grognements.
Emballé c’est pesé, nous avons le meilleur film de cette édition 2015, et un nouveau prétendant à la première entrée des abécédaires du fantastique.



Aaaaaaaah! de Steve Oram, sortie salles : indéterminée.


LA VIE DES AUTRES
Premier film projeté, le nouveau forfait du Hongrois György Palfi était parfait pour entrer de plein pied dans le fantasque. Avec Free Fall, l'auteur du surprenant Taxidermie suit une vieille femme à la vie monotone qui part se jeter du toit de son immeuble. Alors qu’elle se relève indemne et remonte les escaliers, on entre dans le quotidien des locataires du bâtiment à travers une suite de sketchs suivant une tranche de leur vie respective : locataire obsédé par les germes au point de vivre dans un environnement stérile et d’éviter le contact humain, couple expérimentant un ménage à trois dans une ambiance de sitcom (nd nicco : on dit trouple), gynécologue pratiquant de mystérieuses opérations, femme nue dans une soirée ne se sentant guère à sa place…

Free Fall
Au gré de l’ascension, on vogue d’une ambiance à l’autre, à l'absurdité plus ou moins grande relevée d'une pointe de fantastique et saupoudrée d’humour noir. Palfi se garde de donner du sens à cette juxtaposition, et parfois même à certains des tableaux, se contentant de représenter chaque appartement comme coupé du monde. La vieille femme aimerait-elle vivre la vie de ses voisins ? Palfi se contente d’une errance quasi mutique, et nous fait comprendre progressivement que celle-ci est sans fin.
Si Free Fall est plus inégal que
Taxidermie, il parvient cependant à transformer le constat d'un certain désespoir en une sympathique évasion au travers d’une poignée de vies qui rappelle parfois L’Hôpital Et Ses Fantômes de Lars von Trier. La bande originale inspirée et parfois décalée d’Amon Tobin rend le tout encore plus dépaysant.



Free Fall de Gyorgi Palfi, sortie salles : indéterminée.


Avec Sous-sols, c’est à travers le format documentaire qu’Ulrich Seidl s’introduit chez les gens, des autrichiens dont les caves sont aménagées comme autant d’espaces dans lesquels ils s’adonnent à des occupations plus ou moins avouables. Le cinéaste autrichien, auteur de la trilogie Paradis, revient ainsi à ces premières amours, qu’il n’a jamais vraiment quittés puisque ces fictions jouxtent à bien des niveaux ses documentaires. La mise en scène, autant que la sélection des personnages, reste la clé de la réussite de Sous-sols, qui aurait pu se perdre très facilement dans l’exhibitionnisme de nombre d’émissions de la TNT.

Sous-sols
Entremêlés, les portraits des individus pris sur le vif dans le lieu où ils se sentent le plus en confiance livrent des moments décalés : un musicien nostalgique du IIIème Reich et ses potes en pleine beuverie dans son sanctuaire nazi, un fana des armes chanteur lyrique à ses heures, une masochiste autrefois victime de violences conjugales, une femme qui parle à un baigneur dans sa cave ou un couple de sado-masochistes dans ses œuvres… Ils se sont tous prêtés au jeu jusqu’à voir leur nom figurer au générique. Ulrich Seidl brasse tous les sentiments par ses morceaux choisis : de familier et prétexte à des blagues paillardes, le sous-sol de la maison devient parfois inquiétant, comme le reflet de l’inadaptation de ses occupants au monde présent. Et Seidl de souligner que la fenêtre la plus souvent allumée lorsque la nuit tombe est la petite derrière laquelle ces choses se passent... Sa curiosité fut pour le coup bienvenue.



Sous-sols d’Ulrich Seidl, sortie salles : 30 septembre 2015


APOCALYPSES GORES
Derrière le RKKS Collective se cache un trio canadiano-néozélandais : François Simard, Anouk et Yoann-Karl Wissel. Sous la bienveillance entre autres de Jason Eisener (Hobo With A Shotgun) à la production, le collectif propose un post-apo shooté aux années 80 qui se paye le luxe de recevoir Michael Ironside en bad guy. La patte Grindhouse défendue par le producteur n’est pas loin, mais il y a quelque chose en plus dans ce Turbo Kid : le trio parvient à faire revivre l'esprit de débrouille des post-apo de l’époque tout en étant bien plus généreux en scènes gores et beaux personnages. Un gamin débrouillard (Munro Chambers), une jeune fille un peu trop riante pour être humaine, un cow-boy défraîchi, il n’en faut pas beaucoup plus pour activer une bonne dynamique pourvu qu’on ait l’art et la manière.

Turbo Kid
Cent fois rebattue, l’histoire passe comme une lettre à la poste grâce à une réalisation énergique et a propos, des acteurs investis au milieu de décors déserts et surtout du score électro entêtant de Le Matos, rappelant par moments les meilleures heures de Daft Punk. Voici un pur film de festival qui réussit à surpasser Hobo With A Shotgun dans la veine Grindhouse.



Turbo Kid du RKKS Collective, sortie salles : indéterminée.


Amis des enfants, passez votre chemin, Cooties est en passe de vous traumatiser : à peine revenu des cinq saisons de Wilfred (à voir absolument), Elijah Wood poursuit ses collaborations avec les productions horrifiques, genre qui lui tient particulièrement à cœur. Il a donc soutenu ce film avec sa propre compagnie Spectrevision dans lequel il partage la vedette avec Rainn Wilson et Allison Pill. Le couple de co-scénaristes à l’ouvrage, Leigh Whannell (un paquet de Saws, Insidious 3) et Iann Brennan (Glee, Save The Last Dance 2), n’incite guère à la confiance, pourtant le résultat est plus que concluant. 

Cooties
Quand une élève ingurgite un nuggets de poulet provenant d’une mauvaise production locale, s’en suit une mauvaise fièvre, des boutons et une violente envie de mordre ses camarades les plus désagréables. Il faut que l’épidémie se pointe le jour de l’arrivée de notre héros (Elijah Wood), écrivain raté et prof remplaçant qui en pince pour une joli collègue elle-même acoquinée avec le prof de sport incarné par Rain Wilson. D’autres collègues viennent se mêler au trio dont Leigh Whannel lui-même (en étrange et hilarant Doug) et la fraîchement débarquée du Saturday Night Live Nassim Pedrad. Il faudra à cette équipée beaucoup de ressources et un paquet de Ritaline pour vaincre cette "cradiole" rampante. De quoi rendre un hommage au plus beau métier du monde (qui n’est pas facile) en cette rentrée 2015 tout en se défoulant en compagnie de personnages hauts en couleur. 
Soigné et bien écrit, possédant le capital sympathie d’un Troma de luxe, Cooties pourrait bien faire parler de lui puisqu’il aura droit à une sortie en salles. Les bonnes comédies gores ne courant pas les rues, ne ratez pas la meilleure du genre depuis l’irlandais Grabbers.



Cooties de Jonathan Milott & Cary Murnion, sortie salles : courant 2016.


TRANS-HUMANISTES
A la mort de leur père, Gabriel et Elias découvrent qu’ils ont été adoptés et nés de mères différentes. Les demi-frères décident de rendre visite à leur géniteur sur une île retirée. Là-bas, ils font connaissance de leurs trois frères qui vivent dans une ferme mal entretenue au milieu des poulets. Alors que le père, scientifique désavoué par ses pairs, est immobilisé à l’étage et qu’Elias s’intègre à son nouveau foyer, Gabriel cherche à résoudre le mystère qui enveloppe les lieux.
Le Danois Anders Thomas Jensen, coupable entre autres du savoureux
Les Bouchers Verts, revient à la réalisation après un hiatus en tant que scénariste. Son nouvel opus, Men & Chicken, mêle le conte moderne à la comédie dans une démarche toujours aussi grinçante. Cette pochade très familiale réunit les habitués Mads Mikkelsen (qui a fait son petit chemin depuis), Nikolaj Lee Haas et Nicolas Bro auxquels viennent s’ajouter Soren Malling (The Killing, Hijacking) et David Dencik. Un casting danois quatre étoiles qui s’ingénie à enlaidir ses acteurs afin de servir un scénario très cohérent et bourré de surprises.

Men & Chicken

La chronique rurale trash et le mystère du père s’effacent très vite au bénéfice du portrait incongru de la réunion de ces hommes en micro-société qui dissimulent un secret plus grand encore. Anders Thomas Jensen joue à l’équilibriste avec un thème casse-gueule, met du temps à l'exposer au grand jour, bien que tout ceci se révélera bien assez tôt au spectateur attentif. La réunion des cinq fait pour beaucoup dans l'intérêt de la bobine, autant que le traitement comique qui ne s’imposait pas de lui-même pour un tel sujet. Men & Chicken aurait très bien pu rester un film d’horreur basique et ennuyeux si Jensen n'avait pas préféré opter pour la légèreté et l’empathie. Une réussite.



Men & Chicken d’Anders Thomas Jensen, sortie salles : indéterminée.


La comédie invite aussi à l’empathie dans Tangerine de Sean Baker (Starlet), long-métrage sur les prostituées transsexuelles de Los Angeles : c’est Noël, la prostituée Sin-Dee sort d’un mois de prison. Lorsqu’elle apprend de son amie Alexandra que son mac de petit copain Chester l’a trompée pendant tout ce temps, elle décide d’aller corriger les coupables.
Tous les ingrédients d’une journée glauque à L.A. sont rassemblés dans une variation du Hey Joe d'Hendri auquel nous ramène la bande son énervée tandis que l'on suit à grand fracas l’énergique Sin-dee dans les rues de la cité des anges. Mais Baker prend soin de tempérer cette fureur en présentant en parallèle la vie d’un chauffeur de taxi arménien qui s’avère, nous le découvrirons plus tard, être un habitué de Sin-dee et Alexandra. Car plus que le trash, ce qui intéresse l'auteur est de montrer L.A. sous un autre jour, au seul moyen d’un téléphone portable, et d’humaniser ses personnages à travers une chronique sur le vif.

Tangerine
La fautive débusquée, Tangerine se mue en chronique d’une journée particulière qui rassemblera tout ce petit monde au sein d'un lieu atypique pour un dernier règlement de compte. Le naturel de Kitana Kiki Rodriguez et Mya Taylor et la réalisation de Sean Baker nous attachent à ces femmes que la nature a doté d’un pénis. Si le sort les a vouées à vendre leur corps, il invite aussi à découvrir un monde où cultures et individus très divers entrent quotidiennement en collision pour, parfois, créer une véritable amitié.



Tangerine de Sean Baker, sortie salles : 30 décembre 2015


COPYCUTS
Cette année, l’Etrange Festival consacre un petit focus sur le cinéma turc. Des années 50 aux années 90, la production locale pléthorique (300 films par an en moyenne) se caractérise par un pillage éhonté d’Hollywood. Les studios de Yeşilçam copieront Star Wars, L’Exorciste, E.T L'Extra-Terrestre, Rambo, Tarzan et bien d’autres. Le résultat va du joyeux nanar à la copie suédée, résultat improbable de moyens anémiques. Dans Remake, Remix, Rip-off, le documentariste allemand Cem Kaya rencontre les réalisateurs, techniciens et stars de cette époque, Cuneyt Arkin en tête, qui mettent en avant la débrouille sur les tournages, vrais parcours du combattant, pour être menés à leur terme : rareté de la pellicule, accessoires obtenus ou fabriqués par système D, mise en danger des acteurs sans aucune assurance, récupération à outrance des bandes originales à succès des autres pays, stock shots…

Seytan

Durant ces glorieuses années, les studios ont ainsi comblé la demande de spectateurs ruraux avides d’identification aux grands héros hollywoodiens, profitant d’un vivier de réalisateurs ne pouvant réellement s’exprimer par ailleurs à cause d’une censure d’état particulièrement exigeante.
Globalement intéressant,
Remake, Remix, Rip-off suit la voie tracée par Electric Boogaloo, le documentaire sur la Cannon. Si Kaya pèche par surabondance dans une première partie gavée d'extraits et d'entretiens redondants, il expose par la suite avec lucidité une méthode d’exploitation portée à son poids limite par des commanditaires qui semblaient avoir aussi peu de science du scénario que connaissance des matériaux singés, contextualisant ainsi les raisons qui ont mené à l’expansion et au déclin des studios de Yeşilçam. 



Remake, Remix, Rip-off de Cem Kaya, sortie salles : indéterminée.


PALMARÈS

Prix Nouveau Genre : La Peau De Bax d’Alex van Warmerdam (en salles le 18 novembre prochain, sur lequel on reviendra)
Prix du public : Moonwalkers d’Antoine Bardou-Jacquet (en salles le 6 janvier 2016)
Grand Prix Canal+ (court-métrage) : The Grey Matter de Luke & Peter McCoubrey
Prix du public (court-métrage) : Splintertime de Rosto