The Chaser

Noirceur d'espoir

Affiche The Chaser

C’est bien joli l’exception culturelle française mais si c’est pour nous imposer les bouses cosmiques de Besson et Elmaleh (sur plus de 600 écrans !) au détriment de films comme The Chaser, non merci !


Bénéficiant d’une solide réputation après sa projection au festival de Cannes 2008, récemment couronné du prix Action Asia 2009 au festival du film asiatique de Deauville et alors qu’un remake avec Di Caprio est déjà envisagé par la Warner, The Chaser connaît une distribution à la limite de la confidentialité (55 salles à peine). La noirceur du film ne peut en être essentiellement la cause quand on voit que les œuvres plus accessibles de Johnnie To ou Bong Joon-Ho (The Host) subissent un traitement équivalent. Un manque d’ouverture d’esprit, de curiosité tout simplement, que l’on préfère masquer par le sempiternel prétexte de la différence culturelle "Oui, non mais tu vois, le public ne comprendra pas certains aspects de l’histoire, tu vois. Il est trop éloigné de telles considérations, tu vois." Et oubliant par là même que le cinéma se veut et se pense comme un langage universel. Bien sûr, difficile de promouvoir et imposer un film comme The Chaser qui est loin d’être un film d’action stylisé à la violence graphique décomplexée et fun. Mais le confiner à une ghettoïsation pure et simple est tout autant inappropriée. Bordel, c’était trop demander que chaque grande agglomération bénéficie d’au moins une copie ?!

Okay, mon coup de calgon est passé, on va reprendre calmement et appréhender ce petit bijou venu de Corée et première réalisation (!) de Na Hong-Jin. Oui, on peut dire qu’il est doué.

UN DÉLITEMENT PROFOND
Véritable plongée au cœur de la ville de Séoul, dans ses arcanes les plus sombres, The Chaser prend le pouls de la ville, de la société coréenne dans son ensemble au travers du parcours sanglant d’un ex-flic devenu proxénète recherchant le tueur responsable de la disparition de "ses filles". Une sensation renforcée par la bande originale qui oublie tout accent mélodique afin d'agir comme une véritable pulsation. Comme Memories Of Murder d’un autre surdoué coréen, Bong Joon-Ho, The Chaser s’appuie sur des faits réels. Mais son ambition est moins d’imprégner son récit d’un contexte factuel et réaliste que de mesurer le degré de désordre d’un système. Autrement dit,mettre à jour l’entropie à l’œuvre.Le fait divers sanglant n’est pas une justification à un amoncellement d’horreurs, il sert seulement de point de départ, d’inspiration pour une histoire sordide qui en creux explore et expose la déliquescence de la société coréenne et par extension de toute mégalopole.

The Chaser
 

Na Hong-Jin en baladant sa caméra dans les artères et les ruelles de la ville s’attache à mettre en évidence les dérives de cette société. Dérive institutionnelle puisque les flics sont des adeptes du tabassage, de la fabrication de preuves (le chef de la police intime à ses subordonnés des les fabriquer s’il le faut) comme ceux de Memories Of Murder. Dérive sociale puisque chacun est tellement cloisonné dans sa petite vie que personne ne remarque que la villa d’un voisin est désormais occupée par son meurtrier. Dérive identitaire enfin puisque Mi-Jin, la prostituée a choisi cette voie de facilité ou que Joong-Ho s’est détourné de son boulot de flic pour le proxénétisme. Une désagrégation qui s’étend et parfaitement symbolisée par les excréments tout chauds lancés au visage d’un ministre coréen en visite dans un quartier. Plus qu’une ligne narrative secondaire ou un détail truculent et humoristique, cet acte illustre de façon littérale et frontale que le système est près d’exploser et la merde engendrée à éclabousser les plus hautes autorités.

LE VISAGE DU TUEUR
Bien qu’il se différencie de Seven dans son déroulement, il en emprunte pourtant l’apathie généralisée qui touche les autorités policières ou civiles comme le monde interlope de Séoul, les autres maquereaux se foutant complètement qu’une de leurs ouailles disparaissent. De même, l’exploration de la psyché du tueur se fait par l’entremise des lieux qu’il a occupé, qu’il a marqué de son empreinte indélébile. C’est l’antre de John Doe pour l’un, saturée de photos, de coupures de journaux, de ses écrits couchés sur des tonnes de cahiers "intimes", dans l’autre c’est la pièce exiguë que le tueur a occupé durant deux semaines et dont il a barbouillé les murs de dessins à la peinture noire.
Mais plus que des points communs avec Memories Of Murder, The Chaser entretien un rapport de faux jumeaux, les deux films se répondant de manière assez troublante. Ainsi, le film de Bong Joon-Ho éludait toute représentation ou personnification du maniaque, faisant de ce premier tueur en série de Corée une sorte d’esprit criminel qui vient s’incarner dans le présent film. Et dans les deux œuvres, la folie homicide est indécelable car elle peut prendre le visage le plus ordinaire et passe-partout (le principal suspect chez Bong, le psychopathe chez Na). Sont donc exposées l’impuissance policière à protéger les citoyens, leur incapacité étant indépendante du milieu (rural ou urbain, mêmes difficultés) ou de l’époque (1986 ou 2008). Quelque soient les méthodes, le recours au chamanisme, à l’instinct ou aux données brutes des dossiers dans Memories Of Murder, la déposition, l’interrogatoire, l’entrevue avec un psy ou le recueil de témoignage dans The Chaser, les enquêteurs demeurent empêtrés dans une logique absurde car faussée par des schémas et des grilles de lecture préétablies. Joong-Ho ne demeure-t-il pas persuadé que ce n’est pas un tueur mais un simple concurrent qui revend ses filles ? Comment pourrait-il en être autrement lorsque chacun escompte, espère, est convaincu que le tueur est réductible à une anormalité physique et/ou comportementale. On observe ainsi dans les deux films les protagonistes en dévisager d’autres dans l’espoir d’y déceler une trace de cette monstruosité mais en même temps se rassurer sur l’état de sa propre normalité. Or, il n’en est rien. Une impasse dramatique que Na Hong-Jin va décupler en montrant le tueur à l’œuvre.
Enfin, tandis que l’intrigue de Memories Of Murder pouvait se résumer à la recherche d’un visage, celui du tueur, celle de The Chaser se résume à la recherche d’un corps, celui de Mi-Jin. Et de fausses pistes en abstraction, ce corps devient aussi intangible et insaisissable. Un corps rendu inaccessible par le montage opéré, les images de la jeune femme étendue sont fugaces et s’immiscent à l’intérieur du récit comme une vision, un souvenir.

CONFRONTATIONS
Le film est durablement marquant par le personnage de ce maquereau qui est le seul à se préoccuper du sort de Mi-Jin. Une préoccupation d’abord bassement matériel - elle lui appartient - qui évoluera vers une véritable compassion. Des sentiments qui affleureront plus facilement avec la découverte de sa fille de sept ans que Joong-Ho va entraîner dans son enquête, en faisant un auxiliaire aussi démunie que fragile et renforçant les sentiments ambivalents que le spectateur peut ressentir à son encontre. Cette évolution du personnage sera surtout marquée dans l’action et notamment les trois confrontations qui vont l’opposer à Young-Min, le tueur. La première est inattendue puisque résulte de la collision de leurs véhicules, Joong-Ho le poursuit après avoir découvert que c’est celui qu’il recherche et inflige une correction à ce probable rival mettant en péril son entreprise. La seconde se déroulera principalement hors-champ, appréhendée du point de vue des policiers restés à l’extérieur de la pièce du commissariat où un Joong-Ho exaspéré et frustré passe à tabac Young-Min pour lui soutirer le lieu de détention. Enfin, la dernière confrontation intervient dans le dernier acte, Joong-Ho est parvenu à retrouver la maison et va durement faire payer à Yong-Min ses échecs. Plus de malentendus sur la nature réelle de l’adversaire, plus de hors-champ protecteur, le spectateur est confronté à la rage pure, la résurgence d’un instinct primaire.

The Chaser
 

Certains ont reproché les explosions de violence et les jets de sang de la dernière demi-heure, les qualifiant d’inutilement outrancier. Or  ils révèlent une violence et une tension souterraines qui gangrènent cette ville et que les apparences de normalité ont du mal à contenir et dissimuler.
Un film d'une fulgurance visuelle et esthétique, à la réalisation énergique et à l'impact émotionnel indéniable qui instille une atmosphère oppressante rendue palpable par la succession de la pluie et d'une chaleur moite figurant et intensifiant les dérives morales de ses personnages.
Mais c'est vraiment dans sa peinture épurée et réaliste de ces caractères que le film impressionne. Notamment dans celle du tueur dont le profil est impossible à établir avec exactitude. S'il ne fallait retenir qu'une séquence pour le définir se serait la tentative de torture contrariée de Mi-Jin se débattant. Plutôt que de susciter l'espoir que cette dernière puisse en réchapper, le réalisateur joue avec nos nerfs, parvenant presque à provoquer sur son auditoire un rire nerveux face à cette "maladresse". Lorsque Yoong-Min, perdu dans une rage aveugle, lui assène enfin un coup de marteau lui fendant le crâne, il stoppe son action, moins surpris par la cervelle s'échappant que par le souvenir que cette blessure fait ressurgir. Celui d'avoir infligé le même type de dommage au fils de sa soeur. Na Hong-Jin démontre un vrai talent narratif puisque cette séquence sera explicitée une demi heure plus tard dans le récit, au cours de l'enquête menée par le mac. Il s'opère à ce moment là une simple association d'image, une juxtaposition de cette blessure commune qui va s'opérer par l'esprit attentif du spectateur, le réalisateur le faisant participer au montage.
Un premier film aussi exigeant émotionnellement qu'intellectuellement. Plus que l’histoire d’une rédemption, The Chaser donne à cet ancien flic un nouveau point d’ancrage à son humanité.

8/10
CHUGYEOGJA
Réalisateur : Hong-Jin Na
Scénario : Won-Chan Hong, Shinho Lee, Hong-Jin Na
Production : Moon-Su Choi
Montage : Sun-Min Kim
Bande originale : Yongrock Choi
Origine : Corée du Sud
Durée : 2h05
Sortie française : 18 mars 2009Â