Rubber

Regarde un pneu plus près

Affiche Rubber

C’est l’histoire d’un type qui part dans un désert en Amérique pour filmer avec son appareil photo un pneu qui tue. Et ça pourrait bien être intéressant !


Le type en question, c’est Quentin Dupieux, l’homme derrière la caméra pour filmer quand Eric et Ramzy se faisaient lifter dans l’étonnant Steak, le même homme qui oeuvrait sous le nom de Mr. Oizo (avec la peluche Flat Eric) lors des soirées discothèques branchouilles des jeunes années 2000. Mais Rubber, ce n’est pas vraiment son histoire. Ça aurait pu, car le film dépasse le niveau de son récit pour entrecroiser fiction et réalité, et Rubber parle effectivement de son "réalisateur" : un sbire aux allures de comptable au service d’un puppet master, entité supérieure invisible qu’on aurait pu croiser dans un autre univers à passer des appels mystérieux derrière un rideau rouge. Ce "réalisateur" est chargé de guider les spectateurs tel un ouvreur, au début, avant de mieux les perdre, guidé par de non moins étranges motivations. Il distribue pour cela une paire de jumelles à chacun d’eux pour qu’ils puissent observer l’action du film progresser au loin (celui avec le pneu qui tue) comme un théâtre grandeur nature qui se jouerait devant leurs yeux.

Rubber
Mieux que les lunettes 3D : les jumelles


Comme il l’avait déjà partiellement fait pour son court métrage, Non Film, Quentin Dupieux nous invite dans un univers où l’écran comme la caméra tombent, un univers au néant (ou à l’invasion) diégétique rampant qui ouvre cette fois le film à tous les horizons, du produit final à sa conception en passant par sa réception. Le réalisateur réel en profite pour décrire ces spectateurs de fiction comme des spectateurs types : celui qui va gêner la séance, celui qui va faire profiter les autres de son érudition, le critique, le bon public, etc., tous destinés à installer une complicité dans l’absurde avec le vrai public. Cet état de proximité se poursuivra tout le long du film, jusqu’au générique de fin qui retranscrit métaphoriquement ces séances où vous étiez le seul à rester jusqu’à la fin du générique. Au départ destinataire du monologue d’un personnage et point d’achoppement du point de vue du spectateur dans la salle, ce spectateur-acteur du film qui saura survivre à la faim pour suivre une pelloche des plus improbables (alors que les autres auront préféré s’intoxiquer avec de la bouffe avariée) deviendra celui de qui dépend la continuité du film, puis un véritable personnage malgré lui exposé au danger de la menace filmique.
Pendant ce temps dans la salle, nous devenons les témoins d’un fiasco, le film échappe de plus en plus au contrôle de ses réalisateurs, jusqu’à laisser les acteurs en roue libre. Au point de non retour, il y a cette scène hilarante où l’acteur Stephen Spinella (le shériff) mis au parfum, explique aux autres, tel le monsieur Loyal de Mulholland Drive, que tout ceci est faux. Mais il le fait alors que le spectateur a déjà fait tourner la situation, doublant le réalisateur qui croyait le berner. Le faux a pris le dessus sur le vrai. Dès lors, le pauvre acteur devra se débrouiller tant bien que mal avec une histoire noyée dans le non-sens complet et sans aucune direction.

Rubber
Robert contre la voiture de police, ou quand il n'y a pas que la taille qui compte


Le même Stephen Spinella nous avait pourtant prévenu lorsqu’il débarquait d’un coffre au début de métrage, annonciateur d’un avertissement aux spectateurs (et à nous autres accessoirement) : Rubber sera guidé par le no reason. Quentin Dupieux nous avait livré son Steak sans mode d’emploi, laissant le spectateur parfois bouche bée devant un délire non-sensique qui traumatisa les distributeurs. Peut-être est-ce pour cela aussi que Rubber nous gratifie de cet ce credo, ce letmotiv, cette preuve par le film que le meilleur du cinéma sort du "no reason", concept qui montre que dès fois ce que l’on voit ne peut s’expliquer. Peut-être est-ce aussi pour cela qu’il fallait que ce spectateur soit pris par la main par d’autres spectateurs pour être capable de suivre ce pneu et construire sa propre suspension d’incrédulité. Il reste cependant que Rubber est d’entrée de jeu un pneu moins hermétique que Steak car il possède des lignes directrices qu’il fait évoluer avec plus ou moins de régularité, jugulant l’inattendu et la folie foutraque du précédent métrage de Quentin Dupieux.
Il suit également à sa manière un pneu barrée les genres du slasher horrifique (avant la débâcle, puis sur la conclusion très serialesque) puis du road movie / policier (lorsque l’acteur-shériff devient son propre réalisateur), laissant quelques cordes auxquelles le spectateur averti peut s’accrocher en dépit de l’absurde qui gangrène la pellicule. Au final, si le no reason a donné d’aussi célèbres films, Rubber n’en sera qu’un des fiers représentants à défaut d’en être le parangon.

Rubber
Au soleil couchant, le psychopathe médite sur les conséquences de ses actes


C’est donc aussi l’histoire d’un pneu qui tue (c’est pas qu’il va très vite, il supprime juste les gens), un slasher d’un nouveau genre qui tel les Scanners de David Cronenberg, fait exploser les choses en vibrant, puis progressivement les têtes des abrutis qui l’emmerdent. Pourquoi un pneu ? Je vous renvoie au paragraphe précédent. Est-ce que ça marche ? Déjà ça roule, et pas très vite mais Robert le pneu (crédité au générique) roule carrément des mécaniques au niveau de son individualité. On connaissait les hommes capables de donner vie à un robot plus justement que n’importe quel acteur par les moyens d’animation et les outils de cinéma dont ils disposaient. Voici le réalisateur qui donne vie à un pneu rien que par la magie du cinéma. Quentin Dupieux parvient à insuffler à son héros muet et aussi inexpressif qu’une chambre à air une sorte d’âme, par des moyens rudimentaires et des détails dans ses gestes. Il décrit l’état d’esprit du pneu par la musique ("I don’t want to be alone"), évoque son évolution psychologique par ses hésitations, puis son apprentissage de la destruction et les rencontres qui le forment (dont un émoi inattendu pour les courbes de la superbe Roxane Mesquida). Il introduit la prise de conscience de lui-même de son héros par un joli montage revenant sur ses aventures, décrit des émotions contradictoires lorsque les hommes brûlent les siens pour endiguer la menace...
Quelques éléments supplémentaires, dont le point de vue des spectateurs du film et le talent de tous les acteurs qui jouent le jeu jusqu’à au bout, achèvent d’apporter l’adhésion envers Robert, et on en vient à suivre agréablement son road trip tueur, d’autant plus agréablement qu’il fait tout ça pour le fun, comme un gamin frondeur qui aurait acquis un nouveau jouet. Dupieux s’amuse aussi comme un fou, comblant les quelques longueurs de son film et les lacunes de ses moyens par un génie et une liberté de ton qu’on voit si pneu (voire pas du tout) dans le cinéma de genre français actuel. L’abatage des barrières qui rend ce petit film totalement imprévisible nous conduit à un final gonflé et réjouissant en forme de pied de nez aux grosses productions hollywoodiennes.

Rubber pourra totalement rebuter comme il pourra fasciner, mais il laissera certainement pneu de gens indifférents, s’il n’entraîne pas un curieux effet secondaire d’addiction chez le spectateur qui aura pu quitter la salle après le générique.

8/10
RUBBER
Réalisateur : Quentin Dupieux
Scénario : Quentin Dupieux
Production : Grégory Bernard, Samantha Schwartz, Wednesday Standley, Josef Lieck…
Montage : Quentin Dupieux & Kevos Van der Meren
Bande originale : Mr Oizo (Quentin Dupieux) & Gaspard Augé
Origine : France
Durée : 1H25
Sortie française : 10 novembre 2010