Public Enemies

Carabine fever

Affiche Public Enemies

Okay, vous êtes bien gentils à vous enflammer sur quinze pauvres minutes du film de Cameron mais en tant que réalisateur sachant soumettre une avancée technique au profit de son cinéma et sa manière de raconter une histoire, faudrait peut-être pas oublier Michael Mann et sa caméra HD !


Faites pas attention, je n’ai toujours pas digéré d’avoir loupé la projection GRATUITE, en 3D et en PROVINCE de quinze minutes de Avatar. Je ne sais pas si ça fait de moi un geek (et là tout de suite je dis stop ! On ne va pas essayer de définir ce terme, d’autres le font très bien ailleurs) mais un cinéphile déprimé c’est certain. Et afin de pallier à ma déception, j’ai repensé au film de Michael Mann que l’on avait omis de chroniquer ! Impardonnable car s’il n’est pas un chef-d’œuvre il n’en reste pas moins un excellent film.

Michael Mann l’esthète est donc de retour et nous livre bien plus qu’un simple film de gangster ou un biopic. Il travaille la légende de Dillinger au corps afin d’en tirer un film d’action expérimental et crépusculaire où la figure romantique de l’ennemi public n°1 constitue le réceptacle final des personnages tragiques peuplant l’œuvre de Mann. Les nombreuses correspondances et résonances avec ses précédents films, le fait que Dillinger soit exécuté à la sortie d’un cinéma jouant Manhattan Melodrama avec Clark Gable ne laissent pas la place au doute, Mann joue la mise en abyme avec son cinéma et le cinéma pour signifier avec affliction et amertume la disparition d’un code d’honneur, d'un code moral qui trouvait à s’incarner parfois dans des figures violentes mais toujours représenté chez lui par des hommes intègres et en accord avec eux-mêmes. Une honnêteté qui est l’apanage de Dillinger (remarquable Johnny Depp dans son meilleur rôle) incapable de mentir sur sa condition de criminel à Billie Frechette (Marion Cottillard pour une fois supportable). Toute l’œuvre de Mann semble consacrée à une opposition entre hommes de loi et hors-la loi mais reflète surtout son goût pour la dichotomie présente en chacun, la limite avec la légalité toujours ténue (les flics de Miami infiltrés dans le milieu et prêts à basculer, Pacino et De Niro incarnant dans Heat les deux faces d’une même pièce…) et c’est définitivement l’humanité (l’humanisme) dont ses héros font preuve qui les différencie (dans Manhunter, William Petersen s’identifie un peu trop au psychopathe qu’il poursuit). Le héros, c’est John Dillinger. Et de confrontation classique avec l’agent Purvis (Christian Bale) il ne sera pas question, ce dernier restant littéralement dans l’ombre à surveiller, à épier la bande à Dillinger. Aucun répit intime ne lui sera accordé au contraire de Dillinger que Mann s’évertue à montrer en privé auprès de sa belle. Et si le titre est marqué d’un pluriel, c’est tout simplement parce que Dillinger se retrouve cerné entre un F.B.I naissant, emmené par un Edgar Hoover instrumentalisant les actions du gangster, et un crime organisé évoluant vers une clandestinité confortable et rémunératrice qui apprécie très mal l’attention que les braquages spectaculaires de Dillinger suscitent.

Public Enemies
 

Chacun a une bonne raison de l’éliminer, les uns pour asseoir définitivement leur légitimité, les autres afin de protéger leur business. Des intérêts antagonistes qui pourtant convergeront finalement dans une résolution sèche, abrupte et bouleversante par le meurtre de John Dillinger. Les ennemis publics auront eu raison de celui qui incarnait pour la population mise à mal par la crise de 1929 un réel espoir d’émancipation. Non pas que Mann fasse l’apologie de la violence et du grand banditisme comme seul remède à une condition sociale oppressante mais le réalisateur fait de son gangster une espèce d'idéal libertaire dans cette Amérique des années 30 en pleine mutation. Dillinger fascine Mann et le public de l’époque par sa capacité à évoluer librement hors de toute contingence. Il veut tout, tout de suite et met tout en œuvre pour y parvenir. Indomptable, animé par une loyauté indéfectible, il ne laisse jamais tomber ses partenaires ou amis et se montre attentionné avec les otages protégeant sa fuite. Il est l’ultime représentant d'un gangstérisme à l'ancienne pétri de violence certes mais nourri d'une certaine éthique. Surtout, sa détermination et sa fierté en font un être singulier qui se détache immanquablement de la masse. C’est le seul à ne pas tourner la tête machinalement aux ordres du speaker, il s’évade tranquillement en empruntant la voiture du shérif local, lorsque Billie est appréhendée par la police, il s’élance immédiatement pour la libérer à la vue de tous et ne s’arrête que lorsqu’elle est emmenée en voiture, c’est l’hallucinante intrusion dans le Q.G des agents chargés de le stopper. Si personne ne le remarque ou ne prête attention à lui malgré son comportement, c’est parce que personne ne s’attend à ce que quelqu'un de normal (étymologiquement représentant la norme) réagisse ainsi. Mais également (surtout ?) parce que tout le monde est conditionné par les médias ou la police relayant ses exploits, de sorte que la légende de Dillinger se substitue à l’individu et les policiers seront incapables de le reconnaître dans la rue car il ne correspond pas au portrait que l’on en fait ou aux photos épinglées dans leurs bureaux.

Public Enemies
 

Mann livre un film atypique car se jouant du genre dans lequel il s’inscrit pour en donner une vision personnelle et d’une classe folle. Il fait de Dillinger son héros et évacue d’emblée toute confrontation manichéenne que le personnage de Melvin Purvis semblait impliquer. Mann oppose Purvis à Dillinger lors du premier quart d'heure pour s'attacher par la suite exclusivement au destin du gangster après avoir présenté l'agent fédéral en chasseur implacable (par son attitude et son accoutrement) tandis que dès la première séquence il montrait Dillinger organisant l’évasion de ses hommes, couvrant leur fuite à la mitraillette, tirant debout et faisant face aux balles des gardiens. L’agent fédéral lui préfèrera tirer dans le dos de la proie qu’il poursuit. Mann annonce la couleur et sa préférence pour un personnage emblématique de son cinéma et lui rendra un vibrant hommage en faisant correspondre, jusqu’à se confondre, sa destinée tragique et celle du personnage cinématographique interprété par Clark Gable dans le dernier film qu’il verra.

Une des particularités du cinéma de Mann réside dans sa manière de rendre signifiant les décadrages de ses personnages. En les montrant légèrement excentrés par rapport à l’arrière plan remplissant le reste du cadre, il montre par l’image l’interaction du héros avec son environnement tout comme cette composition figure à l’occasion un espace mental. Plus prosaïquement, Mann l’utilise pour définir la possibilité de s’échapper vers un ailleurs encore non déterminé (l’arrière-plan est maintenu dans le flou) mais existant. Or, avec Public Enemies, il orchestre sa disparition qu’il rend effective en donnant une netteté surnaturelle à la profondeur de champ. Non seulement les décadrages, en se faisant moins présents, démontrent la difficulté pour Dillinger de se maintenir à la marge mais en abolissant l’indétermination de l’arrière-plan, annihilent toute forme d’échappatoire. Chaque film de Mann peut être interprété comme le récit de personnages se battant, se débattant contre la puissance d’un monde devenu réseau et dont le salut réside dans leurs capacités à tracer de nouvelles trajectoires (à l’intérieur, l’extérieur, parallèles) et à préserver une porte de sortie dans la profondeur de champ. La caméra HD désormais utilisée par Mann depuis Collateral permet d’affiner la netteté de l’image. Une résolution de plus en plus belle et précise qui noue définitivement le destin de Dillinger pour qui la fuite est interdite. C’est tout à fait remarquable lorsque l’agent Purvis abat de dos dans un verger Pretty Boy Floyd qui semble faire du surplace à mesure qu’il court vers le fond du cadre rendu si net. Ou lors de la poursuite en forêt, en pleine nuit, lorsque Dillinger est adossé à un arbre au premier plan et qu’un agent se découpe en arrière plan si distinctement que les différences d’échelles au sein du même cadre le font apparaître comme une miniature. Par le truchement de sa mise en scène et sa maîtrise technique, Mann expose l’impossibilité pour Dillinger d’échapper à un destin tragique dont il va peu à peu prendre conscience. Il a beau évoquer avec Billie son envie de s’enfuir avec elle, il n’y croit pas vraiment. Devinant sa fin programmée par les flux mafieux et policiers devenant réseaux criminel et fédéral, cet homme hors du temps, littéralement anachronique de par ses méthodes et un code de l’honneur suranné, décide de faire correspondre sa légende alors en pleine édification (les récits journalistiques qu’il alimente lui-même, les photos de lui et sa bande punaisées dans le local des G-Men) et un destin cinématographique fantasmé que représente Manhattan Melodrama. Mann accède au désir de son héros (sans guillemets) en lui offrant un champ/contre-champ avec Clark Gable. La position extérieure au système de Dilinger étant désormais intenable, il ne s’agit plus pour lui de résister ou de se plier à de nouvelles règles mais de choisir le moment de sa disparition.

Public Enemies
 

Comme l’explique merveilleusement Jean-Baptiste Thoret dans le numéro 5 de la défunte revue Panic, avec Miami Vice Mann dissertait sur la confrontation et l’interpénétration de plus en plus profonde de la sphère publique avec la sphère privée et de l’abolition des frontières dans un monde devenu réseau global et tentaculaire. Sonny et Isabella ne parvenaient ainsi à recouvrer un espace de liberté (la Havane) que durant un infime laps de temps. Avec Public Enemies, Mann remonte à l’origine de cette transformation, l’origine de cette collusion entre l’ordre et le désordre et célèbre la figure ultime du héros mannien désormais condamné car il n’a plus d’ailleurs où s’évader.
Après avoir échoué à s’ancrer dans un espace périphérique que figurait l’amour d’Isabella, Sonny rentre dans le rang, il réintègre le flux. Dillinger quant à lui ne parvient à rester en périphérie qu’en intégrant totalement la fiction, ce qui entraîne sa mort physique. Pour Thoret, l’arrogance et la naïveté du couple Sonny / Isabella est "d’avoir cru que l’humain pouvait être plus fort que le flux". Avec Public Enemies, Mann démontre que, désormais, la seule alternative, la seule possibilité de résistance réside dans la puissance du cinéma.

7/10
PUBLIC ENEMIES

Réalisateur : Michael Mann
Scénario : Ronan Benett, Michael Mann, Ann Biderman
Production : Kevin Misher, Robert De Niro, Michael Mann, Gusmano Cesaretti…
Photo : Dante Spinotti
Montage : Jeffrey Ford & Paul Rubell
Bande originale : Elliot Goldenthal
Origine : Etats-Unis
Durée : 2h20
Sortie française : 8 juillet 2009