Mad Max: Fury Road

Le témoignage de fer

Affiche Mad Max: Fury Road

On n'établit pas Happy Feet 2 comme un de ses meilleurs films de l'année sans avoir quelques convictions, tant sur des spécificités du cinéma que sur l'auteur, George Miller.


Comme les Wachowski avec
Speed Racer, Miller s'est aventuré du côté du cinéma "pour enfants" afin d'y expérimenter l'implication d'un spectateur ne charriant pas une remorque de conventions et de préjugés, libéré de tout carcan social l'incitant à croire qu'on ne peut s'identifier à un cochon ou un manchot, aussi névrosés soient-ils. Car depuis le documentaire 40 000 Years Of Dreaming, on sait que Miller considère le cinéma comme de la musique visuelle (1) et a découvert empiriquement, notamment en travaillant le montage de ses films sans le son, que c'est du rythme et des affects que naît l'attrait du public pour le cinéma, peu importe les supports de ces affects et la valeur que l'on peut donner aux enjeux à l'aune de notre propre expérience. En cela Miller est l'un des meilleurs ambassadeurs de Jean Mitry.

Mad Max: Fury Road

C'est également de manière empirique que le cinéaste a compris la profondeur mythologique de Mad Max, découvrant qu'à des endroits aussi différents que la Scandinavie, le Japon ou les USA, les spectateurs étaient restés marqués par les vingt dernières minutes de son premier film, projetant sur Max Rockatansky des figures héroïques de leur propre culture. De cette compréhension sensible des processus d'implication et de fascination, Miller en a tiré Mad Max 2 en poussant les curseurs de l'abstraction, posant le post-apocalyptique en inverse dégénéré du western (autre genre à caractère parabolique sur la civilisation), jouant à fond l'allégorie visuelle (le plan de Max survolant le monde pour son retour au camp) et adoptant le point de vue de celui qui transmettra l'histoire. C'est ainsi que de Mad Max 2 à Fury Road en passant par Beyond Thunderdome, nous retrouvons des éléments communs au mythe en dépit de toute cohérence temporelle : la V8, la boîte à musique, les balles du fusil, Jedediah en relecture de Gyro Captain joué par le même acteur Bruce Spence, comme ici Immortan Joe incarné par Hugh Keays-Byrne, interprète du chef de gang du premier opus, sans oublier la cause du trauma originel. Ces variations sont l'équivalence d'une matière déformée autrefois par la transmission verbale (ce que sont les histoires de Max depuis trois films). Et comme Miller connaît la différence entre un mythe et un doudou, il nous épargne un caméo de Mel Gibson ou le retour d'un Feral Kid adulte tout sourire face caméra.


GRAVÉ SUR CHROME
Car Miller ne regarde pas derrière lui, il fonce. Décomplexé par son expérience en animation 3D sur les Happy Feet et plus serein que jamais avec dix années de maturation (lire le récit du development hell de Fury Road ici), le cinéaste australien assume complètement l'élaboration d'un film sans scénario mais avec plus de trois-mille dessins de story-board, les images et l'univers développé (le plus fabuleux et cohérent vu depuis bien longtemps) dictant les diverses péripéties. Cela posé, George Miller et son équipe devraient pouvoir s'aventurer en toute quiétude dans l'expérimental et l'inexploré.
Evidemment, au final un script de 170 pages sera rédigé (pour une durée de deux heures, ce qui n'est pas commun) mais à l'instar de Gravity, qui mettait la survie en milieu hostile comme seul et unique but, on y pointera la minceur de l'argument pour mieux adouber le spectacle. Pourtant, le spectacle (ce qui attire le regard) n'existe pas par lui-même, mais parce que Miller comme Cuaron sait nourrir l'action : on citera par exemple le combat entre Furiosa (Charlize Theron, extraordinaire) et Max (Tom Hardy, hardi) durant lequel les enjeux entre les personnages changent presque à chaque bourre-pif !

Mad Max: Fury Road

En insistant sur la conception avant tout visuel de Fury Road, Miller ne fait rien d'autre qu'insinuer qu'à son sens un film peut être considéré comme un flux (la musicalité du cinéma) mais également comme un bas-relief ou une tapisserie relatant une bataille historique. Il est en effet ici question de témoignage et de transmission de l'acte de bravoure, les War Boys d'Immortan Joe étant obnubilés par l'idée de mourir en martyrs de guerre à la condition qu'il y ait un témoin pour faire vivre leur histoire. Ainsi Miller ramène la civilisation à une antiquité azimutée ramassant les miettes de cultures passées, où le Valhalla nordique côtoie les trompeors de guerre moyenâgeuse sous les frusques d'un guitariste de Metal. Un syncrétisme entre mythologie et contre-culture vraisemblablement à l'origine de la résonnance du monde de Mad Max chez le public et de quelques anticipations, à l'image des Wagenburgs berlinois. Et le mythe Max de servir à son tour cette transmission, effacé derrière le personnage de Furiosa et destiné pendant la première partie à passivement irriguer un soldat de son sang.
Dans ce monde où les héros traversent littéralement l'Enfer (ahurissante séquence de la tempête) puis se raccrochent à un arbre de vie pour se sauver, dans ce monde d'excroissances, de tumeurs et de monstres où la beauté et le savoir sont vénérés comme des divinités, dans cet âge de fer décrit par Hésiode comme l'âge de la décadence de l'Homme, l'unique sens à une existence réside dans l'espoir d'un autre refuge (spirituel pour les uns, matériel – avec la Zone Verte – pour les autres). Pas étonnant dans ce cas que le retour (éternel, rappelons-le) s'effectue après la dantesque image d'un personnage aveugle, hurlant être la balance de la Justice, roulant sur l'espoir de Furiosa.   

Mad Max: Fury Road
"L'Envie au visage odieux, ce monstre qui répand la calomnie et se réjouit du mal, poursuivra sans relâche les hommes infortunés."

Les Travaux Et Les Jours, L'âge de Fer – Hésiode (2)


Une telle furia visuelle parvient à respirer grâce à l'aptitude de Miller à magnifier le mouvement au sein d'espaces vierges ou désolés : les Mad Max, Happy Feet 1 et 2 ou Calme Blanc (qu'il produisit, voire davantage) ont montré son attirance pour les grandes étendues, donc les à-plats de couleur à même d'intensifier la perception du flux de son montage. Un montage qui a demandé dans le cas de Fury Road plus de deux ans de post-production, Miller allant de toute évidence jusqu'à sacrifier certains plans iconiques et bondés de sens sur l'autel du rythme (le fameux plan des doigts de la Furie vu dans les trailers a disparu du montage final par exemple). Mais c'est grâce à la précision enivrante de ce rythme qu'un simple plan large, son timing et sa parfaite durée permettent d'exposer la dramaturgie en cours au sein d'une scène d'introduction composée majoritairement d'actions. Le plan emblématique de cette intention montre Max en haut d'une perche, entrant dans le cadre au moment où camions et voitures explosent derrière lui en contrebas : toute la préparation de ce plan consiste à faire pointer l'idée par le seul montage que ce qui est important ici, c'est la présence de Max comme témoin direct de cette incandescente folie. De la vraie, de la grande écriture cinématographique.

Mad Max: Fury Road

Il serait intéressant de voir dans un futur making-of comment la mise en scène de deux films d'animation 3D a concrètement influencé l'approche du réalisateur sur ce tournage en dur, mais quand on sait que le chef-opérateur John Seal et son équipe ont utilisé dix-huit caméras et sacrifié quelques Canon 5D pour des plans de cascades auparavant impossibles avec des caméras pellicules, il n'est pas interdit de penser que Miller a tourné en emmagasinant le plus d'angles possibles afin de bénéficier d'un maximum de liberté au montage (d'autant qu'il fut question à un moment qu'il réalise Fury Road en Performance Capture). Toujours est-il que les progrès technologiques qui ont vu le jour ces trente dernières années ne l'empêchent pas de solliciter ses procédés fétiches tels que l'accéléré ou l'insert craspec. George Miller, décrété mastermind, mais toujours punk, convoque le cartoon pour donner vie aux BD des Humanoïdes Associés ! 
Avec cette époustouflante chanson de geste rock, le cinéaste jette ses Merry Pranksters barbares dans un tourbillon halluciné où l'extravagance de l'action n'a d'égale que la vénération du témoignage. Car pour Miller comme pour ses personnages, le mouvement est nécessaire à la transmission. Le mouvement, c'est la (sur)vie.


Regardez cette troupe infecte
Aux mille pattes, au cent yeux :
Rotifères, cirons, insectes
Et microbes plus merveilleux
Que les sept merveilles du monde
Et le palais de Rosemonde !

Le Bestiaire ou Cortège d'Orphée – Apollinaire




(1) Encore récemment chez Hitfix : "It’s not like a movie playing in my head. It’s like a dream. [...] Exactly as you would a sentence or a composer with a bit of music, you know. It’s no different than that, except it’s visual music."

(2) Plus loin : "C'est l'âge de Fer qui règne maintenant. Les hommes ne cesseront ni de travailler et de souffrir pendant le jour ni se corrompre pendant la nuit ; les dieux leur enverront de terribles calamités. Toutefois quelques biens se mêleront à tant de maux. Zeus détruira cette race d'hommes doués de la parole lorsque presque dès leur naissance leurs cheveux blanchiront."


MAD MAX: FURY ROAD
Réalisation : George Miller
Scénario : George Miller, Brendan McCarthy & Nick Lathouris 
Production : George Miller, Doug Mitchell, P.J. Voeten...
Photo : John Seale
Montage : Jason Ballantine & Margaret Sixel
Bande originale : Junkie XL
Origine : Australie / USA
Durée : 2h00
Sortie française : 14 mai 2015