Jupiter Ascending

Species opera

Affiche Jupiter Ascendig

De toute la carrière des Wachowski, qui approche les vingt ans, on a peut-être mal estimé l'importance de la réception publique et critique de Matrix Revolutions.


Film au mieux mal aimé, au pire renié par les fans (voir le peu glorieux remontage amateur The Matrix DeZionized), Revolutions vit le cas exceptionnel de faire deux fois moins d'entrées que le second opus de la franchise quand en temps normal le chapitre final en établit le record. Si cela n'affecta pas réellement la place des Wachowski au sein de l'industrie (c'est le bide de Speed Racer en 2008 qui scellera leur position de faiblesse à Hollywood), il paraît peu probable que le rejet de leur démarche méta n'ait pas conditionné la suite de leur travail.

Dans Matrix Revolutions dominait le sentiment de film désincarné (et pour cause !), attendu, pessimiste, sans idée ni horizon. Inconsciemment, le spectateur s'était acquitté d'un billet pour une conclusion qu'il savait impossible, qui ne pouvait être que logique, cohérente et donc décevante. Aller voir Revolutions, c'était voir un film qui ne montrerait rien d'autre que le combat d'une partie de l'Humanité pour gagner le droit de rester sous terre (mais "libérée" des machines) et permettre à l'autre partie de se dorer la pilule bleue dans une nouvelle Matrice ensoleillée. C'était tout ce que les deux premiers chapitres annonçaient en mettant en scène la lutte entre raison et intuition au sein d'un dispositif travestissant les conventions du cinéma contemporain. C'était difficilement acceptable, et ce ne sera pas accepté. Au point que "Le premier film se suffisait à lui-même" devint le mantra d'une grande partie des spectateurs. Un premier film qui n'avait pas de fin, donc qui conservait les germes de l'espoir.

Jupiter Ascending

Quelques furent leurs espérances placées dans la réception de leur opus magnum, les Wachowski effectuèrent un virage aussi soudain que radical, s'évertuant dès leur projet suivant à explorer les thèmes et idées identiques sous un angle beaucoup moins hermétique et en se gardant d'y annihiler tout sentiment d'espoir. Ce fut Speed Racer et sa dénonciation du spectacle soumis aux artifices du monde capitaliste dans un univers plus coloré et pop que tous les comic book movies produits depuis lors (contenant la ligne de dialogue qui leur sert dorénavant de note d'intention : "Si tu ne peux pas changer le monde, fait en sorte qu'il ne te change pas"). Auquel succéda le symphonique Cloud Atlas, quête d'identité d'âmes réincarnées en butte à l'exploitation de l'homme par l'homme à travers les siècles. Et aujourd'hui la fratrie de boucler la boucle avec une version lumineuse, chamarrée et baroque du froid et géométrique Matrix.

Immigrée russe, Jupiter Jones (Mila Kunis) récure les chiottes des beaux quartiers de Chicago jusqu'au jour où Caine, mercenaire de l'espace mi-homme mi-loup (pas le chien de Tintin mais Channing Tatum) vient la sauver des griffes de petits hommes gris. Il lui révèle qu'il existe des mondes bien plus anciens et évolués que la Terre. Terre que son ADN la destine à posséder.

Jupiter Ascending

Jupiter Ascending étant le projet des Wachowski qui se rapproche le plus de la trilogie Matrix (le combat d'un(e) élu(e) contre une puissance qui maintient les terriens dans une illusion de liberté afin d'exploiter les ressources du corps humain), il est tentant d'effectuer le parallèle. Et ce sera souvent en la défaveur de JA, mais à la faveur de ses auteurs. Car Jupiter Ascending confirme avant tout une chose : Andy et Lana se sont définitivement ouverts au monde. Les nerds repliés sur eux-mêmes qui refusaient de communiquer se mettent maintenant plus aisément en avant, parlent d'eux, parlent de leurs films, et surtout parlent d'eux au sein de leurs films ! Leur première mise en scène d'un quotidien lambda depuis Bound (Tom Tykwer s'était chargé des scènes contemporaines de Cloud Atlas) est également la première évocation à l'écran de leurs origines, entre Chicago et Europe de l'Est (la Russie pour Jupiter en lieu et place de la Pologne). Ici la famille n'est plus composée de membres fonctionnels comme au sein du Nebuchadnezzar et n'est plus un idéal de dessin animé (Speed Racer), elle est simplement humaine, désordonnée et ingérable. C'est d'ailleurs à travers leur relation familiale que les puissants et éternels frères et sœur Abrasax qui se disputent Jupiter laissent transparaître les défauts inhérents à leur humanité (notamment l'égo, on ne se refait pas) quand ils paraissent si déshumanisés une fois séparés.
Il n'est pas non plus anodin que le morceau de bravoure du film, une superbe course poursuite shootée au
magic moment (les quelques minutes qui suivent le lever du soleil) à raison de deux prises par jour pendant deux mois, ait été tourné en plein Chicago tandis que la poursuite de Reloaded avait été conçue sur une autoroute fermée spécialement construite par la production. Désireux de se passer au maximum des écrans verts (la plupart des immenses décors sont en dur), les Wachowski s'accaparent le "désert du réel" en y accordant leurs marottes : le travelling circulaire, clé virtuelle qui symbolisait les étapes chez les héros de Matrix et Speed Racer, est ici exclusivement dévolu aux échanges entre Jupiter et les membres de la famille Abrasax. Les rares images simulacres proviennent de la fiction elle-même (Balem Abrasax menace Jupiter en revoyant une scène du film sous un autre angle, Stinger piège ses interlocuteurs en reproduisant le décor de sa maison). Jupiter Ascending est si préoccupé par le palpable que personne ne s'étonne qu'une civilisation avancée conserve l'image de ses parents via des statues et non des portraits.

Jupiter Ascending

Dans le premier Matrix, Switch braquait une arme sur l'inoffensif Neo sans prendre la peine d'expliquer son geste, qui paraissait tout à fait normal à ses comparses. C'était alors au spectateur de faire le travail à rebours avec les informations glanées au cours du film afin d'assimiler qu'à ce moment du récit Neo pouvait se transformer en Agent. Cette manière de présenter un univers en laissant au spectateur la latitude nécessaire pour y cerner les causes et conséquences s'illustre ici avec l'introduction des trois enfants Abraxas se disputant leurs richesses sur une planète semblable à la nôtre mais désertée. La menace qui plane sur la Terre est ainsi perçue avant d'être verbalisée, ce qui vaut bien une entorse au point de vue de Jupiter. Point de vue nécessaire car celle-ci est destinée à vivre un conte initiatique à travers la confrontation successive aux trois frères et sœur. Mais contrairement à leurs habitudes, les Wachowski préfèrent à plusieurs reprises donner de l'avance au spectateur par rapport à leur héroïne au risque de mettre en péril la dynamique dramaturgique (et le plaisir de la découverte). Comme si la volonté d'éviter le malentendu autour des suites de Matrix les avait amenés à être plus conciliants envers un public toujours plus pris par la main dans les autres productions du même acabit. Sauf que du coup c'est toute la spécificité de leur travail qui s'en trouve chamboulée.
Ici, les références mythologiques et artistiques n'exercent plus de fonction méta-discursive (ce qui était déjà plus ou moins le cas dans
Cloud Atlas), mais à l'instar des fantômes, vampires et loups-garous présentés dans Reloaded comme des programmes récalcitrants, les légendes liées à l'ufologie ou aux religions (la police de l'espace se nomme l'Egide, Jupiter est issue de la maison Abrasax…) mises en scène dans Jupiter Ascending visent à harmoniser la fiction avec la matière mythologique passée et présente. Si on retrouve le besoin occidental de rationnaliser l'extraordinaire, chez les Wacho cela fait avant tout office de catalyseur de l'acceptation par le public d'un background complexe et foisonnant. Ainsi, l'intrigue autour du faux nom de Jupiter, de l'enlèvement de sa patronne et la photo des petits gris n'amène strictement rien en terme de récit, elle pourrait sauter que le script ne souffrirait d'aucun manque. Seulement, elle permet de connecter la mythologie de l'ufologie à celle de l'oeuvre et ainsi nourrir un background en limitant les passages sur-explicatifs. De même, le combat entre Caine et Stinger n'est pas foncièrement utile pour le film mais, comme le combat entre Neo et Seraph de Reloaded, il est utile aux personnages. On peut regretter que Jupiter Ascending souffre régulièrement de ces choix à mi-chemin entre deux façons de structurer un film, ou apprécier que cela lui donne ce ton pulp, léger et proche du serial (les diverses péripéties ont peu ou pas de conséquences, une éjection dans l'espace peut être résolue en une ellipse).

Jupiter Ascending

Avec un script raboté d'une heure et un nouveau concept de Bullet Time jeté aux oubliettes pour cause de budget, Jupiter Ascending ne fut pas non plus aidé par les aléas à la tête de la Warner qui l'a vu vivre le même sort que John Carter avec Disney. Après Barsoom, c'est donc Sasoom qui se retrouve abandonné par sa maison-mère pour diverses raisons éditoriales et politiques, ce qui accentua les rumeurs de film catastrophique. Comme pour John Carter vilipendé pour sa laideur (qu'on cherche toujours), le traitement qu'a fait subir la Warner à Jupiter Ascending ne doit pas amener à tomber dans le biais de confirmation et confondre des superbes sauriens Mahars sortis des écrits d'Edgar Rice Burroughs avec ceci en se convaincant qu'une Major ne soutien que les films réussis et abandonne les ratés. Car malgré ses défauts, Jupiter Ascending reste le spectacle le plus beau vu depuis longtemps sur un écran, invoquant les pans les plus respectables de la SF, des travaux de Jodorowsky à qui la direction artistique rend hommage (impossible de ne pas penser à la saga des Méta-Barons) à Asimov et sa charge anti-capitaliste de Cher Jupiter.

Car plus que la faculté des Wachowski à créer des images d'une force d'évocation sans pareille (la régénération sur fond de planète, la lutte de Caine, soldat privé de ses ailes, contre un démon au-dessus d'une cathédrale en feu), c'est leur obstination à dénoncer l'exploitation du corps humain par les plus puissants, quand le sujet tend à disparaître du champ de la fiction, qui rend leur cinéma aussi précieux. De sa rencontre avec Caine (alors qu'elle vendait ses ovules !) jusqu'à son mariage où elle est littéralement au-dessus de la foule, Jupiter passe le film à essayer de s'élever puis à chuter, avant un climax qui la voit grimper des échelons un à un pour avoir la vie sauve… et posséder la Terre.

Jupiter Ascending

Même si on retrouvera les Wachowski dans quelques mois sur Netflix avec leur série Sense8, un nouvel échec financier mettrait un coup de frein très préjudiciable à leur carrière à Hollywood, ce dont, fatalistes, ils sont pleinement conscients. Aussi, pour saluer leur ambition et désir de proposer des films si originaux, courageux et thématiquement stimulants, il serait salutaire que le public finisse par leur être reconnaissant à l'heure où Lana & Andy n'ont jamais paru aussi heureux de se tourner vers lui.




JUPITER ASCENDING
Réalisation : Lana & Andy Wachowski
Scénario : Lana & Andy Wachowski 
Production : Lana & Andy Wachowski, Grant Hill...
Photo : John Toll
Montage : Alexander Berner
Bande originale : Michael Giacchino
Origine : USA
Durée : 2h07
Sortie française : 4 février 2015