It Follows

Stalk stalk, qui est là ?

Affiche It Follows

"- TU NE FAIS QUE RETARDER L’INÉVITABLE, dit-il.
- La vie, c’est ça."

Terry Pratchett - Sourcellerie



Le Grand Prix ainsi que le Prix de la critique de l'édition 2015 du festival de Gérardmer, quelques autres récompenses dans divers festivals internationaux, une critique dithyrambique, un bouche à oreille plus qu’enthousiaste... Bref, It Follows fait la sensation en ce moment. A-t-on affaire à un cas de hype passagère et injustifiée ou bien le second long-métrage de David Robert Mitchell (après The Myth Of The American Sleepover en 2010) mérite cette réputation de nouvelle perle noire de l’effroi ?

La jeune Jay a tout pour être heureuse : une vie agréable dans une banlieue aisée, une sœur aimante, des amis fidèles et un physique de princesse de conte de fées. Cerise sur le gâteau, tout se passe bien avec son nouveau copain. Leur première relation intime aurait dû être exceptionnelle, elle n’aboutit qu’à un cauchemar : Jay semble avoir reçu de son partenaire une étrange malédiction. Désormais, où qu’elle aille, quoi qu’elle fasse, elle sera suivie par une présence qui cherchera à l’éliminer.

It Follows

L’image que le catalogue de Gérardmer avait choisie pour illustrer It Follows pouvait difficilement être plus trompeuse : on y voit l’héroïne Jay en petite tenue, affolée et ligotée sur une chaise, à la merci d’un jeune homme. Evidemment, la crainte d’un énième torture porn sans âme ni inventivité ne tarde pas à naître chez le spectateur. Or, c’est tout l’opposé que va nous proposer David Robert Mitchell. Mieux : dans son genre, It Follows est tout simplement un des métrages les plus originaux des dix dernières années.
Dès la première minute, Mitchell crée un puissant sentiment d’étrangeté et de trouble : quelques plans larges sur un quartier tranquille d’une banlieue typique de petite ville américaine - qu’on croirait tirés du Halloween de John Carpenter - nous donnent un faux sentiment de calme, de sécurité et de contrôle. Surgit alors d’une maison une jeune femme terrorisée et semblant fuir une menace que nous ne parviendrons jamais à distinguer. La jeune femme cesse de courir et se poste au beau milieu de la route, elle attend. Nous ne verrons rien derrière elle. Rien devant. Juste un voisin lui demandant obligeamment si elle a besoin d’aide. Refusant l’assistance proposée, la demoiselle se rue dans sa maison pour mieux en ressortir quelques secondes plus tard et démarrer sa voiture en trombe, continuant visiblement à se considérer poursuivie. Le lendemain matin, on retrouve son corps mutilé sur une plage.

Dès l'introduction Mitchell a déjà réussi son coup à l’économie, sans utiliser aucun des artifices du genre : ni jump scare (rien que pour cette raison, respect), ni hurlements, ni bruitages sonores à +20 dB, ni monstre, ni gore. Seulement un énorme malaise devant un comportement aussi incompréhensible qu’intriguant, et cette menace apparemment absente mais qu’on devine pourtant là, à planer, invisible. Le tout, ce qui n'est pas un mince exploit, en plein jour et en plans larges. C’est fini, le spectateur est harponné. Et Mitchell en a pleinement conscience, se contentant de faire ronronner son récit lors de la bobine suivante. Cette période d'exposition qui pourrait faire capoter le rythme du film ne lui fait cependant jamais perdre l'attention pleine et entière de ses spectateurs. Et c'est uniquement lorsque les protagonistes sont présentés dans toute leur complexité et que la menace est enfin identifiée que le jeune réalisateur se décide à redémarrer pied au plancher sans jamais flancher jusqu'à un dénouement parfait.

It Follows

Mitchell déploie un art de la composition du cadre bluffant, surtout lorsque l’on considère qu’il ne s’agit "que" d’une seconde œuvre, qui rappelle le magnifique Stoker de Chan-Wook Park. Ce sens du beau atteint son paroxysme avec un plan esthétiquement éblouissant lors de la séquence de piscine la plus impressionnante depuis celle de Morse de Tomas Alfredson. Mitchell démultiplie l’impact de cette maîtrise du cadre en l’associant à une exploitation extrêmement intelligente de l’espace dans lequel évoluent les personnages. Tirant profit de toute la profondeur du champ, le jeune metteur en scène joue avec nos nerfs tantôt en faisant apparaître la menace au fond de l’écran, tantôt à proximité physique directe de sa cible. Il en résulte des effets bien plus terrifiants que le plus travaillé des jump scares, la discrétion de la Chose ainsi que l’inexorabilité de son déplacement rendant terriblement concret le danger couru par les victimes de la malédiction. L’exemple parfait de cette réussite est la première intrusion de la menace dans la chambre de l’héroïne et ce, sous une forme si inattendue, si inadéquate avec ce qu’elle est censée incarner qu’elle en est particulièrement malsaine. Ne quittant jamais des yeux sa future victime, passant à côté des autres occupants de la pièce sans même les effleurer, cette apparition est vécue comme un électrochoc par les spectateurs tant celle-ci peut s’interpréter non seulement comme un viol de l’intimité de Jay mais également comme un viol de la réalité elle-même. Le réalisateur nous catapulte par là-même dans la peau de la protagoniste dont nous partageons désormais la quête d'une porte de sortie dès qu’elle se trouve dans un lieu clos, la menace pouvant débarquer à tout moment et de n’importe où. Cette tension permanente est traduite par la mise en scène de Mitchell, que cela soit lors des séquences de "repos" ou lors des quelques passages d’action, d’ailleurs parfaitement lisibles. L’idée est là, inamovible : Jay n’est jamais en sécurité.

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Un angle d’analyse évident de It Follows mène à considérer la Chose comme une allégorie des maladies sexuellement transmissibles, cette Chose ne lâchant jamais les basques du "contaminé" et ne s’arrêtant que lorsque celui-ci a été éliminé. Mais Mitchell via un script intelligent et subtil va bien plus loin que ça car ce n’est pas tant du sida ou d’une autre MST qu’il entend nous parler mais plutôt de la prise de conscience de notre propre mortalité et de ce que cette révélation implique. Dans un sens, It Follows est le film de coming of age ultime. Celui où le passage à l’âge adulte ne signifie pas tant davantage de responsabilités mais que la grande faucheuse vous a fait sauter en tête de sa liste. Dans cette optique, plusieurs éléments discrètement mis en place par Mitchell sont très parlants : avant que la malédiction ne la touche, Jay a l’air relativement peu concernée par la réalité, son groupe d’amis non plus, passant les après-midis à regarder de vieux films ou en s’amusant de gags de potaches. On sent comme une volonté chez les protagonistes de prolonger artificiellement un état (l’adolescence ? la post-adolescence ? l’"adulescence" ? enfin, tout sauf la condition d’adulte) auquel ils savent obscurément ne plus vraiment appartenir. Et les rares aspects semblant démontrer un peu de maturité chez eux (la binoclarde lisant L’Idiot de Dostoïevski) nous apparaissent vite comme des manières de singer un comportement d’adulte plutôt que de réellement l’adopter. Il y a aussi la façon dont Jay brise la glace avec son nouveau petit ami en lui proposant un jeu innocent dans la file de cinéma. Puis, imperceptiblement, les choses changent. La première "apparition" de la menace, terrorisant le copain de Jay mais encore invisible aux yeux de celle-ci, interrompt brutalement le jeu. Mais c’est uniquement lorsque l’acte charnel aura été accompli, lorsque Jay aura définitivement quitté le statut de "jeune" que la menace deviendra véritablement perceptibles à ses sens comme aux nôtres.

Dorénavant, le monde de l’insouciance ne lui sera plus jamais accessible malgré toutes ses tentatives pour y retourner. Il suffit de constater la manière enfantine que Jay a de réagir lors de la première attaque de la chose à son domicile. Elle quitte en catastrophe sa maison et va se réfugier… sur une balançoire, dans un jardin d’enfants voisin. Et tout dans le film concourt à traduire cette crainte absolue de ce qui vieillit : on peut la mettre en parallèle avec la confession partagée des membres du groupe d’amis de Jay au cours de laquelle ils reconnaissent leur dégoût devant la pourriture urbaine des quartiers pauvres de leur ville, reflet architectural de la déchéance physique précédant la mort. D’ailleurs, l’apparence que choisit la menace pour poursuivre ses proies suit cette logique : à de très rares exceptions près (et encore, une d’entre elles pouvant être considérée comme une manière qu’a la Chose de vouloir piéger Jay), elle aura les traits d’un adulte. En fait, elle se présentera souvent sous la forme d’une personne assez âgée, voire d’un vieillard. A part les manifestations de la menace, les adultes (y compris les parents des protagonistes) brillent par leur absence dans It Follows. Le groupe de Jay ne peut donc compter que sur lui-même pour affronter le terrible mal qui les ronge.
Et c’est seulement lorsque Jay aura décidé de quitter définitivement le monde "d’avant" et de faire face à la chose sur un terrain de son choix qu’elle reprendra la main sur son agresseur. Au propre comme au figuré, elle abandonne le petit bassin pour enfant de son jardin, montré vide au cours d’un rapide plan, pour plonger dans la grande profondeur d’une piscine olympique. Et c’est dans cet environnement aquatique, puissant symbole de vie, qu’elle parviendra à neutraliser (définitivement ?) la Chose.

It Follows

Si Mitchell se montre remarquable dans le développement de son intrigue, il convient également de souligner toute son habileté dans l’usage de l’ellipse. On comprend par exemple vite que Jay et ses amis ont un passé assez lourd en commun. Au détour de quelques dialogues entre Jay et son ami (et éternel amoureux) Paul, on distingue une sorte d’ombre indéterminée dans leur relation. Quant à la détresse psychologique absolue de Jay devant l’apparence choisie par la menace (ainsi que son refus catégorique de s’en expliquer à sa sœur) lors de la séquence de la piscine, elle ne fait qu’ajouter à notre perplexité. Ça n’est qu’a posteriori, au détour d’une simple photo, que l’on comprend que la Chose avait pris les traits du père de Jay. On n’en saura pas beaucoup plus mais cela suffit largement pour accentuer le malaise : la créature n’est pas la seule chose à suivre Jay et ses amis, qui traînent également derrière eux leurs différents traumas. De la même manière, Mitchell évitera très intelligemment de donner le moindre début d’explication à la menace. Ainsi, l’enquête de la bande de Jay pour remonter la piste des contaminés tourne très vite court, faute d’éléments exploitables. La présence n’en devient que plus inhumaine. Elle ne parle pas. Elle ne réclame pas. Elle ne négocie pas. En fait, elle synthétise à elle seule le côté impassible, implacable et indestructible du Terminator et la nature virale et contagieuse au cœur du roman (et dans une moindre mesure, du film) Ring. Et ce "It", cette menace métamorphe qui n’apparait qu’à certains "maudits" et n’existant que pour détruire renvoit évidemment au Ça de Stephen King. Bref, Mitchell nous donne le meilleur renouvellement du concept depuis la saga Destination Finale, l’ambition et la maîtrise formelle en plus.

Devant tant de qualités, et malgré une sélection officielle ne manquant pas d’attraits (The Voices, Cub, Ex Machina pour ne citer qu’eux), on ne peut que comprendre le choix du jury de Gérardmer. Et pour revenir à la question qui ouvrait : oui, mille fois oui, le bébé de Mitchell mérite amplement sa réputation. Et on ne peut qu’espérer qu’à l’instar de la menace qu’il a mis en scène, la suite de la carrière de ce jeune réalisateur suivra sans discontinuer les traces de ce chef-d’œuvre qu’est It Follows.




IT FOLLOWS
Réalisation : David Robert Mitchell
Scénario : David Robert Mitchell
Production : Laura D. Smith, David Kaplan, Erik Rommesmo...
Photo : Mike Gioulakis
Montage : Julio Perez IV
Origine : USA
Durée : 1h40
Sortie française : 4 février 2015