Crimson Peak

Oh my goth

Affiche Crimson Peak

Après avoir ressuscité le kaiju eiga avec son formidable Pacific Rim, Guillermo del Toro redonne ses lettres de noblesse à un autre genre tombé en désuétude, le gothique. Et comme d'habitude, son imagerie foisonnante reste avant tout au service de sa narration.


Car c'est à un véritable festin visuel que nous convie le cinéaste en formalisant de superbes images baroques renvoyant au Dario Argento de la grande époque, aux classiques Les Innocents de Jack Clayton ou La Maison Du Diable de Robert Wise et bien évidemment aux bandes gothiques transalpines. Il en va de même de l'histoire, très linéaire, qui se base sur un canevas bien connu que d'aucun qualifierait de convenu. Pour en savoir plus sur ces renvois, se reporter à l'article "rétrogression et reprogression gothiques" de Film Exposure (on ne fera pas mieux sur le sujet). Néanmoins, la connaissance et le respect de ces codes plastiques et narratifs permettent au réalisateur mexicain de façonner une ambiance propice au développement de son histoire jusqu'à l'émancipation de cet héritage, tout comme ses influences picturales caractérisent ses personnages depuis ses premiers films (influences célèbres ou pas, celles-ci agissant avant tout sur le ressenti). Et cela fonctionne ici une fois encore à merveille tant le malaise et l'inquiétude qui se dégagent de certains cadres sont particulièrement prégnants.

Les intentions de Del Toro sont avec cet opus plus évidentes pour ne pas dire transparentes (la descente dans la cave aux horreurs écarlates, les coulées de boue rougeâtre comme figuration des sangs menstruels et criminels, les différentes masures dans lesquelles évoluent Edith marquant une déliquescence sociale, etc.) participent à une implication primordiale, très premier degré, mais masquent aussi des développements plus mystérieux.

Crimson Peak

Edith Cushing (Mia Wasikowska), fille d'un self-made man devenu un important industriel américain, veut être écrivain mais ces manuscrits sont raillés car émaillés de romances et de revenants. Dans le même temps, l'aristocrate anglais Thomas Sharpe (Tom Hiddleston) débarque en Amérique afin de financer une machine pouvant extraire l'argile menaçant d'engloutir le manoir familial. Deux personnages aux antipodes l'un de l'autre de part leurs conditions et leurs objectifs (artistique versus pragmatisme) qui vont pourtant se rapprocher : Edith est peu à peu séduite par cet homme sincèrement intéressé par sa production littéraire mais qui surtout nourrit l'espoir lui aussi de concrétiser son rêve puisque sa machine n'en est pour l'instant qu'au stade de maquette. Les deux marginaux vont donc trouver des connections communes afin de se réaliser, une association que l'on retrouve finalement dans toute la filmographie du cinéaste mexicain.
Mais ce développement mutuel est contrarié par la sœur de Thomas, Lucille (vénéneuse Jessica Chastain), qui s'immisce dans leur couple en occupant le manoir familial tombant en ruines tout en maintenant Thomas sous sa coupe. Les actions perturbatrices et iniques de Lucille sont ainsi illustrée à l'écran par des trouées colorées menaçantes et, de manière plus générale, les teintes froides et métalliques du manoir s'opposent aux lumières chaudes imprégnant le monde rassurant d'où est issue Edith (que l'on retrouve lorsque Thomas et celle-ci sont seuls et qu'elle se blottit contre lui, recherchant son réconfort). La relation unissant Thomas et Lucille, de même que la condition de cette dernière, sont également traduites visuellement avant leur révélation explicite : teint blafard, lunettes de soleil et posture "protectrice" envers son frère traduisent métaphoriquement sa nature vampirique purement symbolique.

Crimson Peak

Si les monstres ont toujours fasciné Del Toro et pris une grande importance dans ses œuvres, le cinéaste s'intéresse aussi aux monstres à forme humaine, et donne au destin tragique de Thomas et Lucille une belle et poignante résolution. Bien qu'effrayants, les fantômes venant à Edith ne sont pas forcément malveillants. Horriblement beaux (leur apparence est repoussante et attirante à la fois), ces spectres traduisent la douleur des victimes de la fratrie ainsi que la propre souffrance d'Edith - une histoire de fantômes invoque forcément la psyché de l'héroïne. Les ectoplasmes croisés dans le manoir Sharpe illustrent ainsi le délabrement physique et émotionnel de l'héroïne, la bâtisse étant aussi éventrée que les spectres qui la hantent, tandis que la relation amoureuse avec Thomas reste au point mort.
Mais la véritable présence hantant ces lieux, le véritable fantôme est au fond Lucille. Ombre omniprésente se définissant constamment au passé, son influence s'étend aussi bien sur les occupants que sur les lieux puisque c'est elle qui possède le trousseau de clés permettant de verrouiller les accès. Edith doit donc emprunter la voie des morts afin de déverrouiller les non-dits et les ressentiments qui gangrènent le domaine et leurs propriétaires.

Crimson Peak

En tant que prolongement de L'Echine Du Diable et du Labyrinthe De Pan, on retrouve dans Crimson Peak la même ambiance mélancolique et tourmentée, des correspondances visuelles (les fantômes continuent de saigner comme Santi) mais le rapprochement s'opère avant tout thématiquement. Comme les deux premiers cités, Crimson Peak est le récit d'une transition, d'abord pour le personnage principal achevant son parcours initiatique, mais également d'un contexte historique. L'Echine et Le Labyrinthe prenaient place en pleine guerre d'Espagne avec pour le premier les conséquences tragiques sur la population (des orphelins issus de l'affrontement fratricide des adultes) et le deuxième la montée en puissance du franquisme (le capitaine Vidal traquant les dernières poches de résistance). Ici, l'action se déroule en pleine révolution industrielle condamnant à la disparition ceux incapables de s'y adapter. Et à chaque fois, on assiste à la résurgence de fantômes du passé.
Au travers des destins de leurs héros tiraillés entre leurs aspirations et la réalité, ces trois fictions interrogent en creux la place de l'imaginaire, l'importance de la croyance en des chimères pour résister à une violence bien réelle. Des éléments fantastiques dont Del Toro ne met jamais en doute l'existence. S'il jouait avec une certaine ambiguïté dans L'Echine Du Diable et Le Labyrinthe De Pan, il affirme ici leur présence puisque les premiers mots d'Edith établissent que les fantômes sont une réalité, les ayant côtoyé enfant.

Crimson Peak

Surtout, Crimson Peak vient conclure magistralement ce que L'Echine et Le Labyrinthe avaient entrepris : un discours sur la nécessité de se libérer de ses peurs, condition essentielle pour accéder à un au-delà (les orphelins s'enfonçant dans la contrée désertique autour de leur école détruite, Ofélia s'éveillant dans le royaume souterrain, Edith repassant le portail du manoir anglais), certes incertain mais où les rêves peuvent encore être formalisés.
Une situation que l'on pourrait rapprocher à Guillermo del Toro lui-même, à sa place dans l'industrie hollywoodienne et la possibilité pour lui de parvenir à mettre en images ses prochaines envies et obsessions.




CRIMSON PEAK
Réalisation : Guillermo del Toro
Scénario : Matthew Robins & Guillermo del Toro
Production : Callum Greene, Jon Jashni, Guillermo del Toro, Jillian Share, Thomas Tull...
Photo : Dan Laustsen
Montage : Bernat Vilaplana
Bande originale : Fernando Velazquez
Origine : Etats-Unis
Durée : 1h59
Sortie française : 14 octobre 2015