Charlie's Country

Les chemins de la liberté

Affiche Charlie's Country

Après The Tracker et 10 Canoës, 150 Lances Et 3 Epouses, Rolf de Heer met son édifice de mémoire de la culture aborigène à l'épreuve du temps présent, toujours en compagnie de l'inestimable acteur David Gulpilil.


Remarqué par le surprenant Bad Boy Bubby en 1993, le réalisateur australien d'origine hollandaise découvre la culture aborigène à l'occasion du tournage de The Tracker en 2002. C'est également sur ce tournage qu'il rencontre l'acteur David Gulpilil, déjà bien installé dans le cinéma local. Gulpilil s'est fait connaître avec La Randonnée de Nicolas Roeg en 1972, puis a promené son visage marqué dans les plus célèbres productions australiennes (Crocodile Dundee, La Dernière Vague...) avant de devenir The Tracker, aborigène chargé de guider une expédition punitive contre un des siens
accusé d’avoir tué une femme blanche dans l'Australie des années 20. Les hommes blancs comptent sur ses talents de pisteur et sa connaissance du bush mais le représentant de l'autorité (Gary Sweet) le traite avec le même mépris qu'il porte à son peuple. Dans la lignée des traditions orales aborigènes, The Tracker est rythmé par des chansons qui expriment la pensée du personnage titre et son point de vue sur le massacre de sang-froid des siens tout au long de la route. Des peintures violentes viennent illustrer ces massacres, qui appuient la valeur historique du film tout en évitant la complaisance. De Heer y décrit une situation qui se délite pour le colonialiste fanatique à mesure que l'équipée s'enfonce dans le territoire des aborigènes, mettant au final la justice divine dans les mains d’un des habitants historiques de l'île. Magnifique ballade aux atours de néo-western dans les immensités silencieuses du bush, The Tracker préfigure The Proposition de John Hillcoat (2005), dans lequel David Gulpilil viendra également jouer.

Charlie's Country


Fasciné par cette culture, De Heer rempile en 2006 avec 10 Canoës, 150 Lances Et 3 Epouses avec la collaboration de Gulpilil. Le film présente un groupe d'aborigènes durant l'âge de pierre partis fabriquer des canoës. Alerté par les plaisanteries des siens, le chef du clan décide de conter à son frère un récit qui lui apprendra à ne pas convoiter une de ses femmes. L'expédition est filmée en noir et blanc comme un reportage alors que le récit est exposé en couleur à la manière d'une fiction. De Heer met en évidence la lenteur et le soin avec lequel l'aîné transmet son histoire durant des étapes importantes de l'expédition ainsi que l'exposition des personnages. 10 Canoës, 150 Lances Et 3 Epouses touche au cœur des coutumes immémoriales d'un peuple, prenant son temps à observer et prolonger les rites (notamment funéraires), les superstitions et les affrontements afin d'en saisir pleinement les enjeux et les détails. Aux chants écrits par Rolf de Heer dans The Tracker viennent se substituer les commentaires de David Gulpilil, qui joue une nouvelle fois le rôle de guide, mais pour le spectateur étranger à la culture de ses ancêtres.
Durant le tournage, l'acteur rompit avec sa communauté et partit s'installer à Darwin, au nord de l'Australie. Ils parvinrent néanmoins à donner naissance à un film qui les satisfasse tous les deux. Puis se perdirent de vue. Rolf de Heer poursuivit son exploration des cultures aborigènes à travers l'élaboration d'un site Web composé de courts-métrages sur le sujet
). Quelques années plus tard, le réalisateur apprit que l’acteur vivait toujours retiré, devenu sans domicile fixe et alcoolique, puis qu'il avait été emprisonné. Le visitant en prison, De Heer demanda à Gulpilil ce qu’il comptait faire une fois sorti. Gulpilil avoua qu’il gardait un excellent souvenir de The Tracker et qu'il souhaitait retourner un film avec lui. De Heer lui offrira Charlie’s Country afin qu’il puisse se réadapter à la vie en société.

Charlie's Country


C’est de cette difficulté d’adaptation que traite Charlie's Country, établissant un grand nombre de ponts avec le destin de David Gulpilil. Le long-métrage se coupe des aspects fictifs des deux précédents opus pour embrasser un tempo naturaliste, suivant son personnage au gré de ses déboires dans un territoire qui appartenait à ses ancêtres et sur lequel il ne peut réclamer qu'une concession. Ainsi va la vie aborigène dans l’Australie d’aujourd’hui, sous un contrôle permanent de l’Etat. Dépossédé de ses outils de chasse et contraint de vivre dans un abri de fortune, Charlie peine à se faire une place dans une société régie par des lois qu’il ne comprend pas. Il décide alors de vivre seul dans le bush, ne comptant que sur lui-même pour assurer sa survie. Mais il découvrira que cette vie là n’est également plus pour lui.

Des certitudes colonialistes  de The Tracker, nous passons à une cohabitation tendue, parfois amicale, mais qui prend pour acquise l’acceptation de la loi des blancs en échange de maigres avantages. Si Charlie semble entretenir un rapport courtois teinté de petites provocations avec les forces de police, c’est qu’il se montre aussi utile pour traquer les criminels dans les espaces sauvages. Par une scène lourde de sens exprimant à un fonctionnaire l’incompréhension de ne pas disposer d’une maison sur la terre de ses ancêtres, Rolf de Heer montre clairement son empathie pour Charlie. Il sait cependant couper pour ne pas imposer les lourdeurs d'un discours auto-complaisant, se bornant à décrire cette cohabitation dans des nuances de gris, dans la mesure où ces nuances n’évacuent pas une réalité dérangeante pour un état qui se prétend civilisé. Les réactions de nombreux interlocuteurs de Charlie décrivent ce malaise ainsi qu'une forme de culpabilité passive.
Rolf de Heer sait aussi s'attarder sur le visage de son acteur. Si on imagine l’aisance de se fondre dans un personnage qui le représente pour partie, on ne peut retirer à l’acteur la puissance de son regard et l’aisance avec laquelle il passe d’une situation à l’autre, traînant une vérité et une profondeur qui parlent d'elles-mêmes. C’est très justement que David Gulpilil fut récompensé à Cannes en 2014 dans la catégorie meilleur acteur pour la sélection
Un certain regard.

Charlie's Country


Charlie's Country
 traite du droit à regagner sa liberté, des maigres possibilités de s’affranchir malgré la mise au ban relative de la violence dans l’Australie d’aujourd’hui. Fidèle au credo de The Tracker, De Heer ne montrera guère de violence, pas même pour illustrer une partie de chasse. Mais la violence demeure, psychologique, comme un écho au destin des Indiens d’Amérique privés d'identités et condamnés pour beaucoup à l'alcoolisme. Il oppose le temps à la résolution et la volonté de Charlie, le même temps qui a divisé et enfermé le quotidien des natifs dans une forme de résignation languissante. Un retour aux sources est aujourd’hui peu envisageable, tant une rupture et une acclimatation s’est déclenchée. Cependant, Rolf de Heer intègre tant qu'il peut son protagoniste dans son milieu naturel, le bush, avec des plans larges qui montrent sa communion avec les terres de ses ancêtres. Quelques notes de piano dépouillées, mélancoliques, illustrent des moments forts venant perturber le calme des environs ou un quotidien morne, montrer qu’il reste encore quelque chose. Un insert de paysages en contrechamp délimitera l’attente entre les barreaux et le retour dans le bush, résurgence de l'espoir de liberté encore vivace du personnage.
De Heer ne peut conclure son film que sur la transmission des coutumes et des traditions orales mises en exergue par 10 Canoës, 150 Lances Et 3 Epouses, transmission vitale pour un des peuples les plus anciens qui ait existé. C’est à son maigre niveau que Gulpilil se fait passeur de sa culture, au même titre que le réalisateur, observateur critique de son pays d’adoption.
Cette scène serait le très beau point final d'une trilogie qui remet le cinéma dans une continuité mémorielle de récits et de légendes.




CHARLIE'S COUNTRY
Réalisation : Rolf de Heer
Scénario :  Rolf de Heer & David Gulpilil
Production : Rolf de Heer, Peter Djigirr, Nils Erik Nielsen, Julie Byrne, Troy Lum, Sue Murray...
Photo : Ian Jones
Montage : Tania Nehme
Bande originale : Graham Tardif
Origine : Australie
Durée : 1h48
Sortie française : 17 décembre 2014. En DVD le 2 juin 2015