Blind Detective

Dancer in the dark

Affiche Blind DetectiveAlors que son Drug War est enfin visible (direct to video, mais c’est toujours mieux que rien), Johnnie To livre avec Blind Detective un projet des plus singuliers qui aura bien du mal à atterrir dans nos contrées. Et c’est fort dommage.


Si les autres films de facture plus classique du Hongkongais ont du mal à être distribués en France, ne vous attendez pas à voir
 de sitôt ce Blind Detective particulièrement barré où la romance et la comédie à la cantonnaise s’allient avec les séquences les plus intrigantes de Mad Detective.

Comme le héros de ce dernier, Johnston (Andy Lau) est un enquêteur atteint d’un handicap, ici la cécité, qui ne l’empêche pourtant pas d’exercer. Au contraire puisqu’il fut ainsi obligé de développer d’autres capacités sensorielles et mentales qui lui permettent d’atteindre une acuité incomparable. Ce n’est pas sa limite physique mais bien ses méthodes de résolution qui le mettent en marge de ses collègues. A l’image de l’ex-inspecteur Bun, c’est un profileur de l’extrême qui peut s’immerger dans une scène de crime en la visualisant mentalement pour en explorer toutes les possibilités et déterminer la manière dont les évènements se sont déroulés. Pour y parvenir, il se concentre grâce au rythme avec lequel il tape sa canne à terre, comme une sorte d’auto-hypnose. Une technique de modélisation mentale qu'il tentera d’enseigner à la policière Ho Ka-tung (Sammi Cheng), laquelle lui voue une admiration sans borne et l’a engagé afin de retrouver la trace de son amie d’enfance, Minnie.
Désormais retiré de la police, Johnston officie comme détective privé chassant la prime rondelette afin de financer une opération qui pourra lui rendre la vue et ainsi lui permettre de se présenter à la professeur de danse dont il est tombé amoureux peu avant l’accident qui le rendit aveugle. C’est la promesse d’une forte somme d’argent qui le persuade d’aider Ho. S’ensuivra une enquête rocambolesque haute en couleur, le récit jouant sur plusieurs registres, la comédie, la romance, le thriller, le fantastique y étant convoqués et parfois au sein d’une même séquence.

Blind Detective


Personnage atypique, Johnston est dépeint de manière très iconoclaste, l’éloignant du cliché de l’aveugle au grand cœur, sage et épris de grands sentiments. Outre la vénalité qu’il affiche, il n’hésite pas à manipuler sa partenaire pour l’entraîner sur des affaires n’ayant rien à voir avec la sienne, la mettre en danger - notamment en lui inculquant ses méthodes - et surtout pour lui, la beauté physique compte. Un héros qui, lorsqu’il avait encore l’usage de ses yeux, était dramatiquement aveugle.
Pour donner vie à cet anti-héros, To collabore une fois de plus avec son compère Ka-fai Wai au scénario, et comme pour les récits décalés de Running On Karma et Mad Detective, son influence se fait indéniablement remarquer dans la perturbation du rythme et du récit, instaurant une narration sur le fil du rasoir proche de basculer dans la folie, le fantastique ou le désespoir total. A l’image des héros de ces films, finalement.

Blind Detective


Outre la permutation incessante entre différentes tonalités, la mise en scène joue aussi un rôle d’importance dans le trouble prodigué par le métrage : la matérialisation mentale des crimes ne peut s’élaborer convenablement que grâce à une reconstitution physique sur les lieux même des événements. La bascule s’opère par le biais du montage et des raccords qui donnent ainsi lieu à des séquences se déroulant sur deux plans, un entre-deux savoureux et inquiétant car impliquant parfois très profondément Johnston et Ho. De plus, ces saynètes à l’indéniable portée narrative acquièrent une dimension méta-discursive intéressante. En effet, via ce procédé les deux enquêteurs évaluent tous les scenarios possibles et imaginables, reconfigurant la scène et le cours des événements selon leur degré de vraisemblance, comme deux réalisateurs ou scénaristes s’émulant l’un l’autre sur le set d’une production Milkyway Images dont le script varie incessamment. De la même manière, la reconstitution implique de se déguiser et adopter d’autres comportements, soit agir comme des acteurs essayant de trouver le ton juste. Ce faisant, ils explorent tout le processus de création de la fiction elle-même.

Confrontés à des détraqués et autres psychopathes, le fonctionnement du duo Johnston/Ho n’en est pas moins empreint d’une certaine légèreté et complicité afin de contrebalancer la noirceur à laquelle ils sont confrontés. Que ce soit la quatrième fois qu’Andy Lau et Sammi Cheng tombent amoureux à l’écran (après Love On A Diet, Needing You et Yesterday Once More) y contribue largement, les habitudes acquises facilitent leurs interactions pour des chorégraphies très élaborées. Ce point est accentué par le motif de la danse qui infuse l'oeuvre, la première rencontre entre Ho et Johnston se concluant par un pas de deux pour éviter les attaques d’un dangereux individu et le neutraliser.

Blind Detective


Le résultat est détonnant, très déstabilisant même en étant habitué au cinéma de To, et si le récit à tendance à partir parfois à l’aveuglette, semblant s’épuiser à poursuivre plusieurs pistes narratives, à l’image du héros lancé dans la résolution de plusieurs cas, le film tient bon son fil directeur et parvient à se recentrer presque miraculeusement sur son intrigue principale pour délivrer une charge émotionnelle dans un final remarquable de noirceur tant la lutte contre un déterminisme aliénant s’avère vouée à l’échec. Cette conclusion intense prodigue tout de même quelques sautes d’humour éparses, mais, loin d’en désamorcer le ton, en renforce plutôt le désespoir.
Blind Detective est avant tout une romance, très particulière certes, donc point de tragédie, mais le chemin pour parvenir aux derniers plans lumineux aura été pour le moins torturé.



MAN TAM
Réalisateur : Johnnie To
Scénaristes : Ryker Chan, Ka-fai Wai, Xi Yu, Nai-hoi Yau
Production : Peter Lam, Johnnie To, Wai Ka-fai, Dai Song, Albert Yeung
Photo : Cheng Siu-keung
Montage : David M. Richardson & Allen Leung
Bande originale : Marc Baril & Hal Beckett
Origine : Hong-Kong
Durée : 2h10
Sortie française : ????