Antichrist

De guerre Lars

Affiche Antichrist

"Ceci est un film. S'il vous paraît déjà un peu étrange, continuez quand même à le regarder. Je vous jure qu'il est accessible à tous." Voyez, il n'est pas si méchant notre cinéaste danois, il prévient.


Certes l'alerte date de son précédent opus, Le Direktor, mais d'illustres revues ne nous ont-elles pas appris que le propre du cinéma d'auteur consistait à percevoir les œuvres comme un ensemble évolutif ? A en juger la réception cannoise, certains ont oublié leurs classiques.

Paradoxalement, von Trier n'aime pas le cinéma rangé. L'auteur de Element Of Crime se plaît à sauter d'un genre à l'autre sans oublier d'y mêler ses diverses expérimentations, ne se gênant absolument pas pour secouer une série fantastique par un formalisme pré-Dogme95, dogme duquel il récupérera la vidéo pour faire voler en éclat ses dix astreignantes règles dans la foulée avec une comédie musicale. Il vagabonde Lars, toujours à bord de son camping-car, phobie de l'avion oblige. Ce petit voyage intérieur le mène cette année à nous conter le très sombre cauchemar vécu par un couple (Elle / Charlotte Gainsbourg et Lui / Willem Defoe) après le décès de leur jeune enfant qui profita des ébats des parents pour s'en aller découvrir le monde de ses propres ailes. C'est par cette chute initiale que le spectateur se rendra compte de la gravité (le bébé aussi d'ailleurs) de la situation, la femme culpabilisant de son indisponibilité envers son enfant, se rendant maladivement coupable d'avoir cédé au plaisir de la chair, d'avoir dénigré un instant son rôle de mère.

De ce postulat du deuil impossible après la perte d'un bébé, Ozon en avait récemment tiré le mignon Ricky. Chez von Trier, c'est un poil moins angélique et un chouia plus direct : la mère ne refuse plus la mort, elle s'y enfonce, la devient, la donne (tandis qu'Alexandra Lamy donnait la vie, tombant de nouveau enceinte), les deux femmes ayant comme seul point commun suffisamment de peine pour croire dur comme fer à leur chimère. Le chemin choisi par LVT pour le personnage de Gainsbourg est celui de la souffrance : l'enfant ne se métamorphosera donc pas en angelot, mais en être porteur de malheur dont la mère fanatisée par ses recherches avait inconsciemment deviné la nature, le forçant à marcher de travers par l'inversion de ses chaussures (suggestion des sabots de la Bête peut-être ?). Au-delà de toutes les "outrances" sexuelles ou gores qui émaillent Antichrist, ce qui dérange le plus ici est probablement cette idée qu'une femme puisse projeter sur sa progéniture l'origine de son propre malheur, au point de ne se souvenir que très tard qu'elle a été témoin directe et passive du drame. Sa pénitence portant assez mal ses fruits, la femme reproduira par la suite ce traitement de podologie sur le père avec une légère opération à la chignole l'ornant d'une meule à la cheville gauche (et d'une manière, le punit d'avoir "pris son pied").
Un père qui, avant de finir (littéralement) au fond du trou, paraît complètement intact face au drame, et se sent même si fort qu'il se propose, en bon psychologue, d'analyser et traiter sa femme ("C’est n’importe quoi (tout le monde sait qu’un psy ne peut traiter sa famille)" vitupère Serge Kaganski chez Les Inrocks, qui dans la foulée aurait déclaré : "C'est n'importe quoi, tout le monde sait bien que les robots voyageant dans le temps ça n'existe pas !", pour finir sur : "Ha mais si maintenant on part sur des postulats moins convenus que dans le vrai monde pour faire du cinéma, où va-t-on ?!").

Antichrist
 

En intériorisant ses émotions afin de mieux analyser celles de sa femme, le mari se retire volontairement de la tragédie en place. Et ce manque absolu de compassion (envers son fils, envers sa femme, qu'il considère d'avantage comme un brillant défi à relever), ce manque d'émotivité égoïste sera sèchement puni par mère nature qui se fera un Malin plaisir à lui rappeler par plusieurs magnifiques tableaux d'épouvante (des animaux de la forêt mettant bas des morts-nés) la douleur vécue par sa femme amputée d'un enfant.
D'une certaine façon le scénario, l'enchaînement des séquences oniriques et horrifiques sont ici dictés par le processus d'analyse et la psychothérapie de la femme par son mari, tout comme l'hypnose justifiait dans
Europa l'utilisation d'effets purement cinématographiques (ellipses, résumés, rétro projections…). C'est d'ailleurs lors d'une séquence d'hypnose que la mère se retrouve dans une esthétisme bleue ralentie rappelant le prologue et la mort du petit, séquence au cours de laquelle nous la voyons retourner sur le lieu qui l'angoisse le plus (Eden, la forêt où elle habitait seule avec ce dernier). Il aura fallu attendre que LVT fasse une dépression pour que le travail de l'esprit  influence de nouveau la plastique de ses images après une succession de films où l'absence de plastique donnait beaucoup plus de grain à moudre aux commentateurs. C'est pourtant la force qu'arrive à donner ici le cinéaste à ses plans, les idées suggérées à travers des compositions de contes cauchemardesques, qui subjuguent et fascinent, renvoyant, comme beaucoup l'ont dit, à Tarkovski (pas dur, Antichrist lui est dédié), à Bergman, mais également à Jodorowsky et Dreyer.
Encore faut-il pour les apprécier éviter de se mettre en mode "amnésie" comme nous le signalions en introduction de cet article, et ne pas bêtement se souvenir que des rumeurs pré-projo annonçant "le scandale de la Croisette", meilleur moyen pour perdre tous ses moyens.

Toujours prêt à rendre service, : "Passons sur le prologue, extrêmement ridicule, à l'esthétisme de pub pour eau de toilette et à la provoc imbécile (un sexe en érection et en action, tu parles d'une audace !)."
Mais qui a bien pu dire à monsieur Murat qu'il fallait prendre ce plan sous l'angle de la provoc et de l'audace, notamment de la part d'un cinéaste ayant filmé par le passé une partouze d'idiots !? Pourquoi, d'après la séquence et la solennité de la mise en scène (Haendel en illustration sonore !), ne pas plutôt considérer ce plan comme quelque chose de beau selon von Trier ? Pourquoi un coït au ralenti serait de nos jours forcément de la "provoc imbécile" quand pléthore de baudruches filmiques montrent des actrices uriner face caméra ou faire leur toilette intime sous les acclamations de la presse ? Nous sommes prêts à entendre toute justification à cette différence de traitement (bien que nous poserions volontiers une pièce sur l'hypothèse de l'absence d'ambition visuelle comme corollaire à tout détachement émotionnel permettant d'y projeter la matière nécessaire à la défense systématique d'auteurs surévalués).
Il faut croire que ce plan membré travaille nos Abott et Costello de la critique cinéphile puisque son collègue Kaganski se sent obligé de constater qu'"il y a quelques inserts “explicites” sur des organes génitaux en action, qui appartiennent vraisemblablement à des doublures."

Antichrist
 

Les grands esprits se sont également retrouvés sur "l'esthétisme de pub pour eau de toilette" car le beau Serge, qui avait qualifié Lady Jane de "noir et élégant" ne l'oublions pas (ne l'oublions jamais même), précise la référence artistique de Murat : "Pornographie soft, mort d’un enfant, mise en scène glamour lisse façon pub Calvin Klein." Voilà, nous sommes chez Calvin Klein bien sûr. Il est évident que la ressemblance est frappante (ahum...). Toutefois il aurait été plus pertinent de noter que les réalisateurs de ces spots gris bleus désaturés très connotés 90's furent probablement inspirés par, allez, au hasard, Europa sorti en 1991 (et pour un prologue soit disant orienté CK d'après les plus grands spécialistes, signalons qu'il fait facilement fuir les spectateurs censés représenter le cœur de cible du vendeur de parfum préféré des jeunes citadins, et ce avant même la scène de l'enterrement !).
Décidé à punir le film quoiqu'il arrive, Murat affirme avoir compris que "chez Lars von Trier, le sexe est, par définition, sale, voire même dégoûtant." Pourtant l'orgie chez Les Idiots nous avait paru assez festive, pas vous ? En même temps difficile de développer un argumentaire cohérent quand on amalgame sexe et plaisir : dans Antichrist ce n'est pas le sexe qui est sale (bien au contraire, voire le fameux prologue de parfumeur ou encore le  tableau de l'arbre aux morts). Ce qui est sale ici, c'est le plaisir, d'où l'excision finale qui fera tant jaser. Kaganski, décidément sur la même longueur d'onde que son confrère, fait la même conclusion : "Il faut chasser la “nature”, ce désir sexuel d’où est venu le mal." Alors que, nous l'avons vu, cette nature viendra punir l'homme qui a évacué toute émotion, qui a chassé la nature de son corps (voir la scène des sangsues) ; de plus, c'est lui qui ne veut plus de sexualité, bien que très loin de culpabiliser. Et quand on ne comprend pas l'inverse de ce que montre les images de LVT, on oublie les bases de la psychologie : "Il associe carrément le plaisir féminin à la mort.". Oui Pierre, on nomme cela le combat entre l'Eros et le Thanatos (Freud, Malaise Dans La Civilisation, 1929). Comme quoi, ce n'est pas nouveau et exclusif à von Trier. D'ailleurs si le cinéaste danois fait appel à l'hypnose pour faire revivre à son personnage le parcours l'ayant mené à la mort de son enfant, c'est peut-être parce Hypnos est le frère jumeau de Thanatos. Au moins on sait que LVT ne ramène pas que des images dantesques de ses analyses…

Après avoir épuré son style (Les Idiots, Dogville, Manderlay), et questionné le milieu du cinéma à sa manière (Le Direktor, Erik Nietzsche qu'il a écrit et produit), von Trier revient au film total, à ces bandes sommes qui ont fait sa renommée dans les 80's, foisonnantes d'idées et de prises de risque. D'une renversante beauté et thématiquement aussi riche que puisse l'être la psyché humaine, Antichrist fait partie de ses films qu'on se repassera régulièrement pour se rassurer que ce cauchemar-là, s'il paraît pourtant bien réel, n'est pas de nous.
Ayant ouvert sur le prologue du Direktor, bouclons la boucle en nous quittons avec son épilogue, qu'on jurerait avoir été écrit pour Antichrist si l'on considérerait LVT comme un auteur roublard. Spéciale dédicace mon Pierrot :
"Comme vous tous, je suis impatient de rentrer chez moi. Mais avant de nous quitter, je tiens à m'excuser auprès de ceux qui en attendaient plus, et auprès de ceux qui en attendaient moins. Quant à ceux qui ont eu ce qu'ils voulaient, c'est qu'ils le méritaient."

7/10
ANTICHRIST
Réalisateur : Lars von Trier
Scénario : Lars von Trier
Production : Meta Louise Foldager, Peter Garde, Madeleine Ekman…
Photo : Anthony Dod Mantle
Montage : Asa Mossberg & Anders Refn
Origine : Danemark, Allemagne, France, Suède…
Durée : 1h40
Sortie française : 3 juin 2009