L'Autre
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- Rétroprojection par Louis Alexandre Rosius le 28 août 2012
Perry en la demeure
L’Autre aborde l’un des thèmes fétiches de Robert Mulligan, qui nourrit la majorité de sa filmographie, à savoir l’enfance et sa place dans le monde qui l’entoure. Tourné en 1972, The Other est un immense tour de force par la variété des points de vue qu’il utilise sans jamais perdre le spectateur.
Dans les années 30, Niels et Holland Perry sont deux jumeaux vivant dans une ferme du Connecticut, sans leur père, décédé. Elevés principalement par Ada, leur grand-mère, ils participent à la petite vie de leur microenvironnement, rendent service à leur mère, jouent des tours aux voisins… Un cadre classique, rassurant, idyllique, comme semble le souligner la photographie chaleureuse.
Jusqu’ici le film adopte une vision très naïve du monde, avec ses petits événements familiaux, ses jeux enfantins. Les deux jumeaux sont au centre de leur petit microcosme. Mulligan ne cesse d’appuyer sa réalisation sur des travellings avant vers les enfants : tout tourne autour d’eux selon leurs règles, leurs besoins et leurs envies.
Cette vision, si elle semble tout d’abord assumée comme unique et pleinement réaliste, s’avère de plus en plus fausse et décalée au cours du film. Les séquences du début sont ainsi entourées d’un halo argenté, d’une légère brume fantastique, symptomatique de l’irréalité et de l’instabilité de leur monde, sinon d’un mal plus profond encore. Tout le film tournera autour de cette thématique du secret, des vérités cachées ou volontairement oubliées, y compris par la caméra qui réduira souvent volontairement la vision du spectateur.
S’ensuit une première rupture dans le film lors d’une scène au cours de laquelle Ada initie l’un des deux jumeaux à un jeu de rôle particulier. Cette scène charnière marque le passage du monde de l’enfant au monde réel, ou du moins au monde adulte. Niels est confronté directement et presque violemment avec une vision plus distanciée de son monde, qui s’avère plus dramatique. Les dissonances soudaines de la musique marquent l’arrivée de troubles jusque là ignorés par les enfants, et d’une vie moins idyllique qu’il n’y paraissait.
Cette nouvelle manière d’appréhender leur vie intègre les enfants à une réalité qu’ils ne sont pas prêt à assumer, Ada forçant en quelque sorte leur passage à l’âge adulte, et délaissant par la même leur innocence. Le film bascule alors dans une atmosphère mystérieuse, baignée de mysticisme, avec la perte de certains personnages du film dans des circonstances étranges. Cette rupture vient remettre en cause tout le passé des deux enfants, ainsi que le monde qu’ils se sont crées, jusqu’aux circonstances du décès de leur père, depuis toujours passées sous silence.
A travers le monde illusoire de l’étrange et de la magie, et quelques scènes qui anticipent déjà l’univers morbide de Lynch, Mulligan dissocie de plus en plus clairement les personnalités des deux jumeaux. Le premier, Niels, s’y réfugie pour fuir une vérité qui l’effraie. Le second semble l’utiliser à des fins diaboliques, cherche à influencer son frère – ce qui reste un traitement assez convenu de la gémellité.
L’Autre puise une réelle force dramatique et parfois horrifique dans sa manière de dévoiler peu à peu le vrai du faux au spectateur et aux deux jumeaux, tandis que ces derniers s’enfuient de plus en plus profondément dans leur imaginaire. Les secrets de la famille Perry, les décès au sein de la ferme, le mysticisme d’Ade, prennent lentement, froidement, une tournure horrifique inéluctable d’autant plus brillante qu’elle n’utilise pas les ficelles parfois grossières d’un retournement de situation trop inattendu, trop soudain, ou d’un twist final un peu simple. Ici, tout est placé sous les yeux du spectateur dès le début et envisagé comme une réalité qui s’impose d’elle-même, et non pas comme une série de rebondissements sensés nous bluffer, ne valant que pour l’effet de surprise. Mulligan rend ainsi l’horreur familière, trop présente, trop réelle, et instaure un climat particulier et propre à son film.
Le dénouement entérine le caractère inéluctable et secret des drames qui se sont joués et consacre définitivement le sentiment d’impuissance que l’on peut éprouver à la vision du film. Mulligan, par sa minutieuse mise en image, a construit un drame trop réel. Ada est l’incarnation de ce sentiment insoutenable d’être face à quelque chose d’inévitable, qu’elle refuse la vérité ou qu’elle l’accepte. Le film se clôt alors sur une vision extérieure des événements, celle du spectateur.
Le réalisme de la mise en image permet à Mulligan de monter en puissance dans l’intrigue sans cassures dans le rythme, soumettant le spectateur au même traitement que ses personnages ; à ce titre, l’identification entre le spectateur et les personnages est une vraie réussite.
THE OTHER
Réalisateur : Robert Mulligan
Scénario : Tom Tryon
Production : Robert Mulligan, Tom Tryon & Don Kranze
Photo : Robert L. Surtees
Montage : Folmar Blangsted & O. Nicholas Brown
Bande originale : Jerry Goldsmith
Origine : USA
Durée : 1h48
Sortie française : 20 Décembre 1972