Of Time And The City
Chez les malheureux du monde
Vingt minutes après la fin de la séance je m’interroge. Faut-il aller repêcher le numéro de Positif, histoire de picorer honteusement dans l’interview du réal Terence Davies et dans l’analyse toujours virtuose et un poil absconse du magazine sur le film ?
Ou bien se lancer avec ses propres mots et impressions, au risque, vu le film, de déboucher sur un peu constructif "C’était chanmé, enfin t’vois genre poétique et tout".
Si j’étais cynique je dirais qu’au final, personne n’ira voir ce film, donc autant aller plagier les pros et s’épargner des ruptures d’anévrisme intempestives. Mais, magie du cinéma oblige, cette ode tranquille et mélancolique mérite que je m’arrache un peu les cheveux, dont acte.
Terence Davies signe ici son cinquième long métrage : après quatre fictions dont deux autobiographiques, semble-t-il très bien reçues par la critique, il se lance ici dans ce que, faute de mieux, on pourra qualifier de documentaire. Of Time And The City tire son titre d’un vers de John Burgon, As Rose Red City-Half As Old As Time, et ce titre annonce très exactement le contenu du film. Contenu a priori déroutant, et dont les dix premières minutes laissent présager un pensum issu des plus belles heures d’Arte. La voix-off de l’auteur, à l’élocution dramatisée et solennelle, parle de sa perte de foi avec moult recours à la citation littéraire, illustrée par des plans sur un autel. L’image n’a rien d’exceptionnel (et il était difficile d’en profiter avec les bruits de succion linguale émis derrière moi par un couple de lesbiennes quinquagénaires), et l’usage prolifique du verbe donne l’impression qu’à l’instar d’un vulgaire cinéaste français, Davies a couché ses remous existentiels sur papier et a chopé trois archives par-dessus pour étayer tout ça.
Comme vous êtes très forts, vous avez deviné qu’en fait, pas du tout. Un défilé d’instantanés de la ville de Liverpool dans les années 50 s’avère incroyablement touchant et immersif, et plus fort encore, parvient à nous concerner. Rien pourtant dans ce film apparenté à des Mémoires, mêlant détails historiques revus et corrigés à la sauce de la subjectivité de l’auteur, et souvenirs personnels, n’est directement parlant. De surcroît, Davies ne nous facilite pas la tâche en se concentrant sur la période pré-Beatles de son enfance, sur la pauvreté du quotidien, sur une ville glauque et macabre comme nos voisins britanniques savent si bien les faire.
Néanmoins, la sauce prend tout d’abord parce que l’auteur-réalisateur-narrateur et sujet central non-centré du film, est très attachant. Il nous conte sans misérabilisme une enfance imbibée de religion, avec une lutte de plus en plus constante contre son homosexualité. Il nous narre ses plaisirs enfantins, notamment le cinéma, mais dresse aussi le tableau d’une société d’après-guerre placée sous le signe de l’injustice et de l’exclusion, de l’ennui, fréquent, d’une existence qui ressemble à "un long dimanche après-midi".
Par ailleurs, loin de l’autocélébration et de la démagogie, Terence Davies emprunte dans son récit des voies tortueuses. Délibérément, impitoyablement, il élimine avec un humour féroce toutes les composantes glamour de certaines images, commentant caustiquement le couronnement d’Elizabeth ou très évasivement l’envol des Beatles, ces "notaires de province". Et c’est avec cette jubilation un rien snob qu’il calque un air de musique classique sur des images de jeunes dansant sur de la pop en plein Swinging London.
Mais ce gros fuck à l’égard des attentes du spectateur se révèle une invitation bouleversante à entrer dans son univers et ses souvenirs. La subjectivité de l’approche, ce caractère personnel est ce qui confère au film cette atmosphère intime, confidentielle. On a l’impression de pénétrer dans le journal intime du vieil oncle cinglé, qui sous couvert de misanthropie et de dandysme étudié, se révèle dans ses fêlures et ses envolées lyriques. L’impression est renforcée par le fait que les commentaires sont épars, non liés, parfois interrompus par de longues plages musicales oniriques.
Car avant tout, le film est poétique, le film est beau. Le parti pris de la sincérité et de l’authenticité ne doit pas éradiquer la nécessité de la cohérence formelle (n’est-ce pas Maïwenn ?). Avec une élégance et une pudeur toutes britanniques, Davies donne à son film la force de l’universalisme. Les images surannées d’enfants jouant au cerceau, de vieilles dames battant leur linge façon Zola, d’immeubles de briques d’un autre siècle qui s’effondrent tissent progressivement un aperçu d’un passé totalement évaporé, par le biais d’un montage sobre mais efficace qui nous amène à voir par le prisme de la vision de Davies et à être en complète empathie avec lui.
On n’est pas dans la fiction mais on est bien au cœur même du cinéma : on pleure avec l’auteur, alors que lui-même ne s’apitoie jamais sur son sort. Ce sont les citations souvent justes et surtout, le texte de l’auteur lui-même, magnifique, qui parviennent à faire transparaître l’émotion que véhicule l’image d’un lieu qui a perdu aujourd’hui aujourd’hui sa magie.
En nous montrant en début et en fin de métrage des images du Liverpool actuel, Davies joue avec notre perception de ces images. La mise en parallèle des images de la ville de maintenant et de celle d’avant ne génère pas de sentiment spécial, lorsqu’elle a lieu en début de film. Pour y aller franco on peut même dire que les deux paraissent grosso modo d’égale laideur. Le procédé consiste alors, sans doute, à "fictionnaliser" le documentaire en donnant l’impression que le narrateur, auquel le spectateur est censé s’identifier, regarde sa ville et se souvient, d’où le déluge d’images passées venant recouvrir le présent.
Mais le retour à ce temps présent en fin de métrage, après un voyage apaisé au cœur du souvenir, est plus amer. La voix off devient alors poème, chantant la tristesse de l’écoulement du temps et de la disparition de la ville.  Le film se conclue dans ce doux regret devant l’inexorable et par une belle élégie de l’idéal de la jeunesse éternelle.
Toute la beauté du film réside dans sa souriante mélancolie : comme le dit l’auteur (dans Positif, oui je sais…), il ne s’agit pas de nostalgie, notion empreinte d’un sentimentalisme qu’il rejette. Il s’agit davantage de la célébration, par le biais de l’art qu’il adule, le cinéma, ainsi que par la littérature via les citations, d’un univers qui n’est plus accessible que par la transmission de ceux qui savent en parler. Les archives en elles-mêmes ne sont pas des témoignages, la distinction entre images officielles et films personnels est d’ailleurs soigneusement brouillée ; c’est leur agencement et leur interprétation qui en font une empreinte vivante et tangible d’un monde disparu. L’art comme sauveur du passé : une idéologie proustienne plutôt réconfortante.
OF TIME AND THE CITY
Réalisateur : Terence Davies
Scénario : Terence Davies
Production : Roy Boulter, Christopher Moll & Sol Pagadopoulos
Photo : Tim Pollard
Montage : Liza Ryan-Carter
Origine : Grande-Bretagne
Durée : 1h22
Sortie française : 4 février 2009