Les Chèvres Du Pentagone + War, Inc.
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- Critique par Nicolas Zugasti le 9 avril 2010
Le côté obscur de la farce
Sous leurs airs de comédies loufoques aimablement grinçantes, Les Chèvres Du Pentagone et l’inédit War, Inc. proposent une vision décapante de l’armée et des méthodes utilisées pour accroître le temps de cerveau disponible à la logique de marché.
Entre l’armée yankee s’appuyant sur les théories New Age d’un officier particulièrement allumé afin de développer des procédés de soumission psychologiques et une conquête territoriale et économique se substituant aux bons sentiments démocratiques, même les plus valeureux chevaliers Jedi peuvent basculer du côté obscur…
Comme le relevait nicco à l’été 2007, les comédies à tendance satirique ont bien du mal à se propulser sur les écrans de nos salles. Même les dernières productions de la confrérie Apatow (de moindre qualité par rapport aux précédentes livraisons, certes) peinent à émerger. On pourrait presque parler d’une certaine réticence (aversion?) pour ce genre d’humour bien plus corrosif, tendre et fin que ne laisse transparaître ses allures grassouillettes. Des comédies essentiellement centrées sur des préoccupations comportementales dont l’absurdité infuse pourtant nos sociétés consuméristes. Il est vrai que se confronter à son reflet dans un miroir déformant n’est jamais très agréable.
Par contre, lorsqu’il s’agit de stigmatiser l’imbécilité crasse, l’impérialisme ou la culture belliciste de nos cousins d’Amérique, là pas de problèmes. Enfin, encore faut-il que cela demeure dans des limites acceptables, soit que le film ne bouscule pas démesurément les conventions cinématographiques, humouristiques ou tout simplement idéologiques.
Je me trompe peut être mais c’est en tous cas la seule explication possible et plausible que j’ai trouvé à la déprogrammation de l’O.F.N.I War, Inc. de Josh Seftel qui était censé sortir en salles le 13 mai 2009 avant d’être purement et simplement déprogrammé sans qu’aucune date de sortie du DVD ne soit depuis annoncée sur les plannings (désormais, une exploitation salle, même technique relèverait de la pure chimère). Un film qui n’y va pas de main morte dans sa remise en cause de la doctrine des faucons du marché sur fond d’invasion démocratique d’un pays fictif, le Turaquistan. Il est con aussi John Cusack (interprète et ici crédité également en tant que producteur), suffisait d’inclure George Clooney au casting et le tour était joué ! Oui, parce que Clooney, ce n’est pas seulement monsieur Nespresso, il est aussi devenu une sorte d’icône altermondialiste de par ses prises de position contre l’administration Bush et ses actions en faveur des victimes de catastrophes naturelles (ouragan Katrina, séisme en Haïti) ou guerrières (attentats du 11 septembre 2001, Darfour).
John Cusack aussi ne ménage pas sa peine dans ce domaine mais difficile d’égaler le charisme du docteur Ross et quelques uns de ses films (Good Nignt And Good Luck, Syriana, Les Rois Du Désert…). Clooney dont le potentiel comique ne cesse de s’affirmer depuis son intronisation dans l’univers des frères Coen (O’Brother, Intolérable Cruauté, Burn After Reading) et qui franchit un palier supplémentaire avec Les Chèvres Du Pentagone de Grant Heslov, complice de Clooney (scénariste de Good Night And Good Luck) et des Coen (co-producteur de Intolérable Cruauté) et dont le film se déploie dans un univers à la limite de l’absurdité des frangins du Minnesota et d’un humour non-sensique. Une comédie franchement désopilante voyant l’armée américaine poursuivre un programme très spécial mené par le non moins spécial colonel Django (irrésistible Jeff Bridges) chargé de développer au long des années 60/70 les capacités paranormales de soldats d’un nouveau genre. Une troupe d’élite, et encore le terme employé est faible pour décrire ce Bataillon de la Nouvelle Terre, au sein de laquelle Lyn Cassidy (Clooney) et Larry Hooper (Kevin Spacey) s’opposeront, les talents de Lyn attirant les foudres de l’autre.
A cette obscure histoire d’une institution militaire généralement peu encline au recours de forces surnaturelles, pourtant d’une incroyable authenticité (le film se base sur l’ouvrage du journaliste Jon Ronson), va se greffer le parcours initiatique du journaliste Bob Wilton (Ewan McGregor) parti couvrir le conflit en Irak pour prouver, autant à son ex qu’à lui-même, sa valeur. Végétant au bar de l’hôtel, il tombera, par hasard (ou bien était-ce son destin) sur Lyn qui lui déballera rapidement son histoire et par extension lui contera les préceptes inculqués par Django le gourou. Une première rencontre qui se soldera par la révélation de Lynà l’interprète de Obi Wan Kenobi de la prélogie moisie du bulbe, qu’il est un chevalier Jedi. Présenté comme un gentil illuminé aux pouvoirs contestables (évaporation des nuages, puissance mentale de persuasion, arrêter le cœur d’une chèvre), Lyn est un personnage beaucoup plus complexe et dont l’enseignement de Django aura permis de développer sa singularité (qu’elle soit extraordinaire ou non).
Le film joue ainsi constamment de ce décalage dans la perception d’une action sincèrement efficace pour les uns et drôlement ridicule pour les autres (les sceptiques, les spectateurs). Par le biais d’un traitement narratif totalement délirant faussement innocent, Les Chèvres Du Pentagone dépeint l’armée comme un environnement sectaire, en accentue les travers et démonte l’absurdité des conséquences des nouveaux conflits (les sociétés de sécurité privées, type Black Water, fleurissant en Irak finissent par causer les pires dégâts matériels et humains lorsque deux d’entre-elles se prennent pour cibles) comme leur atrocité (la torture consistant à écouter non stop des tubes lénifiants, les vêtements orange des prisonniers renvoyant à ceux de Guantanamo).
Briefing que chaque militaire écoute religieusement une fleur à la main, prise ultime dont le résultat est une mort certaine dans un jour ou deux, plusieurs semaines voire des années, Stephen Lang en général tentant de phaser à travers la paroi de son bureau…voilà quelques une des images puissantes et surtout hilarantes essaimées dans cette comédie à ne franchement pas louper. Une vraie bonne comédie satirique qui de plus met à jour l’application de pratiques au départ risibles mais dont la dérive est d’une incroyable cruauté.
Le genre de connexions que l’anti-économiste Naomi Klein s’évertue à révéler au travers de ses différentes œuvres littéraires (No Logo, La Stratégie Du Choc) ou documentaire (The Take, co-réalisé avec son mari Avi Lewis montrant comment en Argentine un groupe d’ouvriers licenciés prennent d’assaut leur ancienne usine pour en faire une coopérative). C’est au retour d’un reportage en Irak en 2004, alors que venaient d’être dévoilés les photos des exactions commises dans la prison d’Abou Grahib, qu’elle établira les liens unissant les premières expériences de traitement psychiatrique par chocage électrique et les agences gouvernementales (C.I.A en tête) en tirant des procédés "sophistiqués" de torture.
Une stratégie du choc qu’elle n’hésite pas à rapporter à la doctrine de l’économiste Milton Friedman, adepte d’un marché concurrentiel pur et parfait libéré de tout interventionnisme étatique. En effet, une population en état de choc après un attentat, une catastrophe naturelle, un conflit armé, une crise financière, est plus encline à accepter des mesures drastiques et même liberticides (le Patriot Act) présentées au bénéfice de tous. Un parallèle audacieux qu’Alfonso Cuaron aura mis en image pour un court-métrage de six minutes "promouvant" le livre de Klein, La Stratégie Du Choc. Un traitement de choc que l’on retrouve aujourd’hui appliqué à l’échelle de sociétés et de nation comme actuellement l’Irak, terrain d’élection des entreprises de reconstructions dont les actionnaires sont parfois les mêmes qui ont participé à la destruction. C’est exactement le sujet de War, Inc., comédie politiquement et idéologiquement agressive dont John Cusack a eu l’idée après lecture d’un article passionnant de Klein et polit par les thèses développées dans La Stratégie Du Choc et No Logo.
Brand Hauser est un mercenaire, un tueur à gage à la solde du vice-président des Etats-Unis (Dan Aykroyd) qui l’envoie au Turaquistan régler son compte à Omar Sharif (non, pas l’acteur !), magnat du pétrole dont le pipeline gêne la croissance de la corporation Tamerlane. Une collusion et des conflits d’intérêts même plus masqués et que Hauser devra défendre sous couvert de l’organisation d’une vaste convention réunissant investisseurs et marchands d’armes et dont le clou du spectacle sera la célébration du mariage de la Britney Spears locale, Yonica BabyYe (Hilary Duff). Le tout, piloté en sous-main par le barbousard viceroy apparaissant tel un big brother capitaliste sur un écran géant faisant défiler les visages de personnalités emblématiques de la culture (propagande ?) américaine : Reagan, John Wayne, Schwarzie, Pamela Anderson…
Une comédie foutraque, rentre dans le lard, irrévérencieuse et par moments complètement azimutée versant dans de tels délires peu conventionnels que seule l’expression What the fuck !? saura définir. Comme l’exprime ouvertement le personnage de Cusack, l’idée est de faire tomber les masques. Et on peut dire que Seftel et son acteur-scénariste n’y vont pas par quatre chemins. Le révélateur comique permet d’exposer avec justesse les pires vérités. Ainsi les visages des décisionnaires (le viceroy, le vice-président, Marsha l’aide de camp de Hauser…) seront soumis à un traitement déformant de par les angles de prises de vues adoptés, on assistera à un numéro de danse effectué par des femmes portant des prothèses fabriquées par Tamerlane pour remplacer les membres arrachés par les missiles fabriqués par Tamerlane, des preneurs d’otage qui aiment tourner des vidéos… pornos, les journalistes sont bien embedded mais plus sur le terrain, dans un simulateur…
War, Inc. discoure sans ambages et en mode full-frontal de la logique des nouveaux marchés ouverts par la grâce ou plutôt le désastre des guerres et le fait au sein même du récit par l’entremise des dialogues et plus particulièrement ceux du personnage de John Cusack. Petits extraits en V.O (désolé, j’ai peur qu’en les traduisant ils perdent de leur force) terriblement significatifs :
Hauser lors de la première rencontre avec la journaliste interprétée par Marisa Tomei :
"Look, we've already kicked the shit out of this place. What are we supposed to do? Turn our backs on all the entrepreneur possibilities? Business is a uniquely human response to a moral or cosmic crisis. Whether it's a tsunami or a sustained aerial bombardment, there's the same urgent call for urban renewal."
Hauser démissionaire faisant face à son patron des services secrets :
"Let's cut the shit, Walken! I like killing people as much as the next guy, but I signed up to kill the bad ones! Health clinics, trade unionists, journalists, agricultural co-ops, catholic liberation theologians, impoverished Colombian coffee farmers, these are the barbarians that are brave opponents of civilization? We turned Central America into a fuckin' graveyard! Whoever momentarily interrupts the acummulation of our wealth, we pulverize! I'm just not feeling good about that anymore, sir!"
War, Inc. qui illustre également le lien établit par les livres de Naomi Klein, les marques, les logos prenant le pas sur toute autre considération politique ou démocratique. Les G.I’s assurant la sécurité du Turaquistan portent des uniformes siglés non plus par le drapeau américain mais par un énorme T blanc (pour Tamerlane) sur fond rouge, même les tanks sont sponsorisé (voir cette image hallucinante de véhicules aux couleurs du Financial Times !). L’important n’est plus de produire mais de vendre le produit. Vendre du rêve et désormais vendre la démocratie.
En 2007, Idiocracy de Mike Judge théorisait l’avènement d’une gouvernance de la bêtise en accentuant des principes déjà à l’œuvre. Un film à la distribution honteusement anecdotique mais un traitement minimal qu’aurait mérité le cinglant War, Inc. qui lui théorise l’avènement de la gouvernance d’une politique marketing, soit les prémisses de la catastrophe annoncée par Judge. Avec pour seul espoir, le retour d'une mémoire défaillante apte à neutraliser des désirs viscéralement éprouvants (jusqu'à en vomir pour Hauser) et que parfois, shit happens.
P.S : Pour un panorama plus complet des autres enjeux sous-tendant War, Inc. voir le dossier du numéro 17 de la revue Versus consacré au cinéma des guerres privées.
THE MEN WHO STARE AT GOATS
Réalisateur : Grant Heslov
Scénario : Peter Straughan d’après le livre de Jon Ronson
Producteurs : George Clooney, Grant Heslov, Paul Lister, Alison Owen…
Photo : Robert Elswit
Montage : Tatiana S. Riegel
Bande originale : Rolfe Kent
Origine : Etats-Unis
Durée : 1h34
Sortie française : 10 mars 2010
WAR, INC.
Réalisateur : Joshua Seftel
Scénario : Mark Leyner, Jérémy Pikser, John Cusack
Producteurs : John Cusack, Doug Dearth, Danny Lerner…
Photo : Zoran Popovich
Montage : Michael Berenbaum
Bande originale : David Robbins
Origine : Etats-Unis
Durée : 1h47
Sortie française : Un jour peut être en DVD...