La Taupe
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- Critique par Nicolas Bonci le 8 février 2012
L'espion qui regrettait le froid
Trente-trois ans après la série TV avec Alec Guiness, le livre préféré de Patrice Evra est de nouveau porté à l'écran par un Tomas Alfredson dont le Morse avait secoué l'année 2009.
Adaptation d'un des plus célèbres romans de John Le Carré, direction artistique luxueuse, all star cast, photo léchée, tout dans La Taupe promettait un classique instantané. Mais instantané pour quelle époque ?
A l'heure où la Guerre Froide, maintenant bien refroidie, devient le terrain de jeu de bandes pops (X-Men : Le Commencement, Watchmen, Transformers 3, Indiana Jones 4…) au ludisme si affirmé qu'y craindre des intentions révisionnistes ferait même rire Louis Garrel, Alfredson replonge avec un sérieux papale dans l'affrontement des deux blocs, confondant rigueur de la reconstitution avec autisme temporel.
Car si la plastique des années 80 de Morse (le précurseur de la vague Amblin tribute ?) permettait avant tout de prémunir l'histoire entre les deux enfants de toute recognition, l'isolant dans une bulle géographique atemporelle, la reproduction feutrée des 70's a ici un tout autre but : plonger le spectateur dans le contexte géo-politique de l'époque. De fait Alfredson ne filme pas une histoire, mais un musée, tout en chroma ocre et travellings méticuleux. Classieux certes, mais à durée égale un plan travelling paraissant toujours plus long qu'un plan fixe, la visite finit par engourdir.
En guide paisible, George Smiley, personnage fétiche de Le Carré, s'acquitte de l'enquête confiée par son supérieur, Control : trouver la taupe qui siège tout en haut du Cirque, nom donné au MI6 pour sa vue sur Cambridge Circus. Cinq agents sont suspects, dont Smiley. Â
De cette partie d'échec, Smiley va analyser chaque pièce, chaque mouvement, soulignés par les bokeh d'Alfredson et la construction très géométrique de ses plans. Tout en rythme languissant et dédramatisation des ébats (aucun danger concret, aucune suspicion à l'encontre de Smiley ou de son adjoint de la part des quatre autres accusés), le cinéaste se rapproche plus de la légèreté du Harry Palmer de la série des Ipcress (lunettes comprises) que de l'agitation frénétique des Jason Bourne et cie. Allégories de leur époque, les figures de l'espionnage de fiction sont sûres d'elles, posées, épaulées par toute une équipe lorsque les camps sont identifiables, les enjeux politico-économiques clairement établis. Dans un contexte plus instable, aux frontières floues, où "l'ennemi" est protéiforme, l'espion est solitaire et sans drapeau. De cette évolution d'un genre intrinsèquement lié à l'Histoire contemporaine, et donc au recul du spectateur sur ce qu'il voit, Alfredson n'en a cure. Il agence son récit comme si nous étions encore en 1973, comme si nous pouvions croire que le directeur du MI6, dont personne ne connaît le nom, recevait ses agents chez lui pour leur confier des missions, ou qu'une taupe démasquée ne résisterait pas, ne chercherait pas à fuir ou nier.
Alfredson esthétise ses conflits comme on embellit des souvenirs, fuyant les Bourne stressés d'aujourd'hui pour les Smiley placides de jadis. Révélatrice de cette nostalgie pépère, la scène pivot du film, ajout majeur par rapport au livre, est un flashback sur un bal de Noël auquel participent tous les protagonistes, alors encore collègues et amis. Le temps des trahisons semblait loin. Si seulement Alfredson avait osé trahir un peu plus le matériel original, il n'aurait pas accouché d'un classique instantané de 1973.
TINKER TAILOR SOLDIER SPY
Réalisateur : Tomas Alfredson
Scénario : Bridget O'Connor & Peter Straughan d'après le roman de John Le Carré
Production : Tim Bevan, Robyn Slovo, Eric Fellner…
Photo : Hoyte Van Hoytema
Montage : Dino Jonsäter
Bande originale : Alberto Iglesias
Origine : Grande-Bretagne / France / Allemagne
Durée : 2h07
Sortie française : 8 février 2012