Biutiful
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- Critique par Nicolas Bonci le 9 novembre 2010
Babel la vie
On dit qu'il suffit d'un petit rien pour qu'un cinéaste franchisse un cap dans sa carrière. Pour Alejandro Inarritu, le petit rien aura été l'ablation de son fidèle scénariste Guillermo Arriaga, monomaniaque du récit éclaté mettant en scène des pelletées de personnages dont on pouvait être certain qu'eux ne s'éclateraient jamais.
Car le duo s'est fait spécialiste de la mise en exergue de la fatalité en tant que lien spirituel ou social entre les individus. Naïve et anti-dramatique au possible, cette attirance vers le malheur assimilé à une maladie (ne se propage-t-il pas entre les personnages comme un virus ?) avait de quoi éveiller une certaine curiosité dans Amours Chiennes. Seulement, la redondance du principe dans leurs deux films suivants (21 Grammes, Babel) sans que le thème ne soit un chouia plus développé (seules les distances le seront), avait de quoi agacer. L'exercice de style du film choral étant probablement ce qu'il y a de plus aisé à écrire, du moins celui possédant le plus fort ratio "travail fourni / éloges reçues" (un post-it par personnage sur un tableau, vous tracez des lignes au gré des humeurs, et paf, vous voilà le Altman de l'année), il était légitime de se demander si Inarritu et Arriaga ne profitaient pas un peu d'une certaine largesse critique à leur égard ; on a connu le public beaucoup moins patient envers d'autres cinéastes à formule.
Mettons cette exploitation sur le compte du triptyque si chèrement désiré par Inarritu, bien que ses films se répondent finalement peu, pour découvrir d'un œil neuf ce Biutiful Arriaga-free. Le résultat se fait très rapidement sentir : on s'attache enfin à un personnage. Oubliés, les pantins lacrymaux reliés par les fils-du-destin-car-tout-est-lié-dans-la-vie-alors-si-on-chie-sur-mes-pompes-je-m-essuierai-sur-ta-joue de la trilogie Arriagesque. Ici, l'unique héros est Uxbal, campé par le seul acteur capable de faire pleurer avec une paille ou peur avec une frange, Javier Bardem. Il incarne dans Biutiful les thèmes chers à son cinéaste, la transmission et le deuil, avec une retenue qui ne peut que forcer l'empathie là où le pathos aurait pu être invoqué par des acteurs plus fades. Jugez plutôt : cancer en phase terminale + ex-femme bipolaire violentant ses enfants + exploitation de clandestins sénégalais et chinois + don extralucide = "A fucking Oscar opportunity!".
Avec un récit recentré sur un unique protagoniste, donc une seule destinée, Inarritu s'est efforcé d'articuler sa marotte au sein d'une dramaturgie linéaire, quitte à forcer la dose sur le pauvre Uxbal ("'tain, manquerait plus qu'il pleuve"), dont la mort prochaine et l'impossibilité de laisser ses enfants à leur mère l'oblige à foncer tête baissée dans la mouise (tout en regardant littéralement la mort en face). Faite d'actions et de réactions cohérentes et dénuée de collage démiurgique, l'écriture justifie un peu mieux le ton misérabiliste d'une mise en scène atone et attendue qui n'échappe pas aux figures habituelles du réalisateurs (encore des nuées d'oiseaux qui s'envolent). Toutefois elle met clairement notre héros au centre du drame, témoin la scène où celui-ci vient arracher ses enfants à son ex, la caméra panotant entre la fillette inquiète et la mère hystérique, Uxbal incarnant au milieu de ce champ le point d'équilibre d'une famille dévastée.
Même en parvenant à mettre la main sur un moteur dramatique serré, le cinéaste mexicain ne peut s'empêcher de prodiguer son point de vue sur les affres du monde moderne. Il ne s'éparpille plus, c'est la planète qui vient à lui. Barcelone se fait refuge des exilés chinois, sénégalais et argentins, et le cinéma d'Inarritu la centrifugeuse de toutes les peines connues. Il était alors inévitable qu'il mette en scène un homme capable de communiquer avec les morts tant ceux-ci semblent les fasciner autant que les vivants (Cf. la scène où Uxbal demande à voir le corps momifié de son père). Ce don chez Inarritu est évidemment propice à des séquences éparses de parents en deuil réconfortés (ou presque) par la venue du médium, qui engoncent plus le récit dans les voies du tire-larmes qu'elles n'apportent à la Passion d'Uxbal. Ce n'est qu'au détour de quelques plans que ce don justifie sa présence au sein du métrage : voir à ce titre le splendide plan-séquence couvrant l'arrivée en boîte de nuit d'Uxbal, où les corps de prostituées recouvrent les murs du lieu à l'image des morts vus par le médium. Un parallèle d'une noirceur terrible qui exprime tout le pessimisme d'un auteur qui parvient peu à peu à s'émanciper des artifices d'écriture en osant les substituer par une grammaire visuelle plus saillante.
Avec un pied dans le fantastique, une fillette faisant office de lien à un père mourant et une réalisation qui ose par moment s'extraire des conventions du drame urbain, il est difficile de ne pas voir chez Inarritu l'influence de ses deux camarades du Tequila Gang, Del Toro et Cuaron.
Comme quoi Alejandro, les vivants peuvent apporter de bonnes choses.
BIUTIFUL
Réalisateur : Alejandro Gonzalez Inarritu
Scénario : Alejandro Gonzalez Inarritu, Armando Bo & Nicolas Giacobone
Production : Alejandro Gonzalez Inarritu, Guillermo del Toro, Alfonso Cuaron, Jon Kilik…
Photo : Rodrigo Prieto
Montage : Stephen Mirrione
Bande originale : Gustavo Santaolalla
Origine : Espagne/Mexique
Durée : 2H27
Sortie française : 20 octobre 2010